Mêmes parents, souvenirs différents

Mêmes parents, souvenirs différents

Par Caroline Fortin

Crédit photo: iStock

La mémoire est une faculté qui oublie… et peut parfois diviser. Explications éclairantes sur les mécanismes de perception du cerveau.

Il arrive, en jasant avec notre frère ou sœur, de découvrir qu’on a un souvenir complètement différent d’un même événement, voire d’une partie de notre enfance. Comment est-ce possible? Et que faire si cette divergence dégénère en conflit? Une chose est sûre: chaque partie gagne à mieux comprendre le fonctionnement de la mémoire humaine.

La malléabilité des souvenirs

Il faut savoir que rien n’est immuable dans le domaine des souvenirs. «La mémoire n’est pas un ordinateur qui peut rejouer un film du passé. Elle se reconstruit plutôt au fil du temps. En partant, deux personnes qui vivent un même événement en ont chacune leur propre perception. Avec le temps, ce souvenir évoluera différemment en fonction de ce qu’elles sont, de ce qu’elles vivent. Ensuite, chaque fois qu’on parle d’un souvenir à quelqu’un, on le réorganise pour pouvoir le partager. On nous pose des questions, qui amènent des éclaircissements; des éléments vont prendre plus d’importance, d’autres seront estompés et certains n’ayant même pas fait partie de l’événement pourront y être intégrés», explique la Dre Isabelle Rouleau, neuropsychologue et directrice du Département de psychologie à l’UQAM.

Son collègue Frédérick Philippe, professeur titulaire au même département et chercheur, donne un exemple classique de ce genre de reconstruction déformée. «On se raconte souvent les mêmes histoires dans les soupers de famille. Or, un des membres, qui n’a pas du tout assisté à tel événement, peut en venir à croire qu’il y était tellement il a entendu le récit! Un souvenir n’est jamais la réalité objective, et le job du cerveau n’est pas non plus de se souvenir des situations objectivement.»

Nos souvenirs sont donc malléables. On peut les forger soi-même, par autosuggestion à force d’en parler, ou sous l’influence, consciente ou non, d’une tierce personne, comme un thérapeute, un hypnothérapeute ou une figure d’autorité, avec parfois des conséquences pouvant être graves (fausses accusations, témoignages biaisés en cour). Les travaux de la psychologue Elizabeth Loftus ont d’ailleurs fait école en matière de faux souvenirs implantés dans la mémoire.

Mais ces derniers peuvent encore être simplement dus à notre cher cerveau. «Son travail, c’est de trouver la meilleure prédiction possible de la réalité extérieure, d’événements complexes qui pourraient avoir lieu, à partir de toutes les informations qu’il a stockées, afin de nous permettre de les rechercher ou de les éviter. Et ça ne le dérange pas de combiner des éléments, de reconstruire des souvenirs, même d’en inventer, pour arriver à ses fins, poursuit M. Philippe. Son objectif est aussi de produire du sens. Alors, si, par exemple, mon père travaillait beaucoup et avait l’air bête, le sens plus large que j’en extrais, c’est que j’ai eu un père absent. Il se peut donc que certains souvenirs d’événements soient réécrits pour coller à ce sens, parce que le cerveau essaie de préserver sa prédiction, qui est que mon père n’était pas présent pour moi.»

Autrement dit, «on va souvent mémoriser les choses qui sont très proches de notre interprétation de la réalité, et rejeter celles qui ne concordent pas avec, parce qu’on a besoin de faire sens de notre vie», résume Isabelle Rouleau.

Se souvenir des belles (et moins belles) choses

On s’entend, une fratrie ne s’entredéchirera pas parce que la cadette soutient que le papier peint de mamie était orange, et l’aîné, qu’il était brun. Les conflits risquent davantage de poindre quand des souvenirs discordants d’événements négatifs, ou traumatiques, sont en jeu.

Notre mémoire est ainsi faite qu’elle retiendra davantage ce qui nous marque que ce qui nous est familier. «La vivacité d’un souvenir est d’habitude liée au fait qu’il est chargé émotionnellement, précise Frédérick Philippe. Ce qu’on observe dans la littérature, c’est qu’on se rappelle les événements positifs de manière plus générale: parce qu’ils sortent moins de l’ordinaire, on se rappelle moins des petits détails. Durant les événements négatifs, il y a une espèce de vision tunnel qui se crée. Notre attention se porte sur des détails très précis. Une victime d’un vol à main armée pourrait ainsi garder une vision très détaillée de l’arme, mais pas de l’agresseur. De plus, les événements négatifs, comme un accident, un conflit, une agression, sont davantage imprévus, contrairement à un mariage, une naissance, etc. Ils prennent ainsi une place particulièrement importante pour le cerveau, car ils sont moins prévisibles.»

Par ailleurs, un événement traumatique s’inscrira différemment dans notre mémoire. «Quand on vit une situation de haut stress, de traumatisme, de grande peur, l’amygdale est activée et va moduler la nature même de l’information enregistrée par les hippocampes, la partie du cerveau nécessaire à la fabrication de nouveaux souvenirs pour qu’ils soient consolidés à long terme. Cela fait en sorte que le souvenir engrangé est très riche, constitué d’une multitude de détails, qui deviennent très saillants, illustre Isabelle Rouleau. Toutefois, cela n’empêche pas que ces souvenirs puissent être déformés au moment où on les vit, notamment parce que la perception du temps change quand on a peur.»

En outre, durant des scènes traumatiques, on n’encode pas que les éléments visuels, mais également les émotions et nos réactions.

«Et quand tout ça est réactivé, parce qu’un événement similaire nous y fait penser ou qu’on en parle avec quelqu’un, l’émotion ressentie nous envahit à nouveau, et on communique sa peur, son angoisse, son stress, ce qui nous amène parfois à exagérer, à amplifier, pas nécessairement consciemment. Entrent aussi en compte des mécanismes de défense. Lors d’une agression sexuelle, par exemple, la victime pourra vivre une dissociation, qui va s’encoder avec le souvenir. C’est pour cela qu’elle va avoir de la difficulté à raconter un moment traumatique, que son souvenir sera incohérent, incomplet, fait remarquer M. Philippe. Le cerveau essaie par la suite de ramener le traumatisme à la conscience sous forme de flashbacks, dans le but de l’intégrer, mais on apprend à se défendre de ces images en utilisant d’autres mécanismes, comme l’évitement émotionnel ou le déni. Tout ça fait en sorte qu’on se rappellera moins bien de l’événement avec le temps, et qu’on va avoir encore plus de difficulté à le partager.»

Malléables, modulables, altérés, grossis: pas étonnant, donc, que nos souvenirs soient source de désaccord.

Que faire en cas de conflit?

Relativiser. «C’est tout à fait normal que deux enfants de la même famille n’aient pas les mêmes souvenirs d’événements, parce que d’une part, ils n’ont habituellement pas le même âge, donc pas la même position dans la fratrie, et de l’autre, ils ont une identité et des expériences différentes qui modulent ces souvenirs», souligne Isabelle Rouleau. Le savoir, c’est déjà un point de départ.

Ne pas se prendre pour un juge. «Quand on raconte un souvenir, on n’est pas devant la Cour suprême. On le fait pour se confier, transmettre son vécu, le sens qu’on lui donne. La personne qui nous dit "Voyons, ce n’était pas si pire que ça" n’est pas en train de nous écouter. En n’étant qu’à l’affût des faits, de ce qui s’est passé selon sa propre perspective, elle rate complètement ce que son frère ou sa sœur essaie de lui communiquer: à quel point ça a été difficile de vivre cet événement. Dans certains cas, ça peut être important de rectifier les faits, de départager le vrai du faux, mais normalement, on devrait être dans l’écoute et apprécier cette perspective différente sur un événement commun», estime Frédérick Philippe.

Se mettre à la place de l’autre. «Dans la tête d’un frère, ça peut être trop difficile, par exemple, de se représenter son père comme un abuseur, ça ne correspond pas à son propre récit personnel. Parfois, c’est moins coûteux psychologiquement d’être dans le déni que de revoir sa conception d’une personne chère, poursuit le chercheur. On peut essayer de comprendre cette position, d’accepter les limites de l’autre et le fait que, pour lui, il y a une certaine importance à conserver une image positive, soit de lui-même, soit de la personne dont on parle. Et peut-être qu’en explorant la voie de l’autre, des informations pertinentes vont ressortir. Mais ce ne sera pas le cas si on l’accule au pied du mur.» L’exercice se fait dans les deux sens, l’autre doit comprendre qu’il nous blesse en remettant en question nos souvenirs.

Revenir à l’essentiel. «C’est-à-dire la communication et la relation plutôt que les faits objectifs, qui d’ailleurs n’existent pas: même si la scène avait été filmée, on pourrait la regarder ensemble et l’analyser de manière distincte. Qu’est-ce qui est important, au bout du compte? Notre relation fraternelle ou la quête de vérité?

Ça ramène à quelque chose d’important dans la psychologie en général, soit qu’on crée notre propre réalité. Ça peut être troublant, mais aussi très beau. Mon sous-sol est inondé? Je peux me plaindre d’avoir tout perdu, ou me dire que de toute façon, je voulais rénover. Peu importe ce qui nous arrive, on a toujours le choix de la manière dont on appréhende notre réalité», conclut M. Philippe.

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