L’esprit libre de Chloé Sainte-Marie

L’esprit libre de Chloé Sainte-Marie

Par Caroline Fortin

Crédit photo: Marjorie Guindon

Porte-voix des proches aidants depuis trois décennies, la chanteuse à la chevelure carmin carbure à l’espoir. Et à la poésie.

Chloé, vous êtes devenue proche aidante à une époque où on disait encore «aidant naturel»...

J’ai commencé à m’occuper de Gilles Carle en 1995, durant le tournage de Pudding chômeur. Il avait reçu son diagnostic de Parkinson, déjà avancé, en 1991. On disait que j’étais son aidante naturelle. Je préférais cette appellation, car ça réfère à la nature, et c’est naturel d’aider. Ce qui ne l’est pas, c’est de le faire 24 heures par jour, 7 jours par semaine, 365 jours par année. J’avais début trentaine à l’époque, et l’énergie de ma jeunesse pour me battre, prendre soin de lui, pour par la suite trouver les 10 000$ par mois qu’il nous en coûtait pour les soins à domicile. Je ne pourrais pas faire tout ça aujourd’hui.

Et même si vous étiez jeune, vous avez failli y rester!

Oui, j’étais tellement épuisée que j’ai demandé à ce qu’on me rentre à l’hôpital pour que je puisse dormir. C’est finalement à la clinique Nouveau départ que j’ai été en cure de sommeil sous médication. Et c’est là que j’ai eu une sorte d’épiphanie et que j’ai compris que seule, je ne m’en sortirais pas. J’ai eu une vision: une coopérative où vivraient des aidants et des aidés. La première Maison Gilles-Carle a vu le jour à Saint-Paul-d’Abbotsford en 2009, avant le décès de Gilles la même année. C’était notre projet, à notre image, avec de la culture, de la musique.

Que pensez-vous de l’action des divers gouvernements qui se sont succédé?

J’ai vécu le règne de Couillard, de Barrette, je savais qu’avec la privatisation que visaient les libéraux, on n’obtiendrait pas beaucoup de financement pour les futures Maisons Gilles-Carle. Ils n’étaient pas non plus en faveur du financement des soins à domicile. Puis il y a eu le Dr Réjean Hébert, qui m’a donné espoir. Son cheval de bataille, c’était les soins à domicile, il proposait même une assurance autonomie. Son livre Soigner les vieux – Chroniques d’un médecin engagé l’explique bien. Mais le gouvernement Marois n’est pas resté au pouvoir longtemps. Puis la CAQ est arrivée comme un raz-de-marée et, même si je ne partage pas toutes ses idées, je me suis dit que les choses pouvaient changer. Il y a eu un moment de rêve, avec le projet de loi 56, qui reconnaît le rôle prioritaire de l’aidant dans la chaîne de soins, formée des médecins, infirmières, préposés et, maintenant, des aidants. Puis il y a eu la Politique nationale pour les personnes proches aidantes et sa mesure 45: poursuivre le développement des services de répit hors domicile avec nuitées. Ce sont des avancées, mais sur le terrain, pas grand-chose n’a changé.

Est-ce un défi pour les aidantes de demander de l’aide?

Oui, parce que l’aidé, il ne veut sou- vent que son aidante. On me l’a dit mille fois: «Mon mari refuse que quelqu’un d’autre rentre dans la maison.» Mais pourquoi l’aidante accepterait de donner sa vie, une ponction d’elle-même et même de mourir pour l’autre? Malgré tout l’amour. Je l’ai aimé, Gilles. Je l’aime encore. Mais j’étais en train de me laisser mourir. C’est ce que je répète aux gens: ne vous rendez pas là. Dans nos maisons Gilles-Carle, on a des lits doubles, pour que le couple puisse dormir ensemble, au début. Puis il se forme une famille parce que c’est à dimension humaine. Et l’aidé ne veut plus partir! Mais ça prend des sous. Du personnel.

Vous n’avez pas envie de baisser les bras, parfois?

Je ne peux pas. Je crois profondément que la seule solution pour aider les aidants, ce sont les maisons de répit. Les CLSC fournissent des soins à domicile, ça aide certainement. Mais ce n’est jamais la même personne qui vient, et on ne choisit pas les heures non plus. Eux aussi, il faut les financer, et faire en sorte que chaque CLSC soit une entité qui ne dépende pas d’une agence centrale, comme ce qui s’en vient avec la réforme Dubé. Les gens veulent rester chez eux, pas aller en CHSLD. Je ne lâche pas parce je crois qu’on peut arrêter l’hémorragie. Sinon, on s’en va dans le mur, avec notre population vieillissante. Par contre, ce que je cherche présentement, c’est une personne qui va prendre le relais comme porte-parole. Je vais demeurer impliquée, mais j’aimerais continuer mon métier de chanteuse et avoir plus de temps à y consacrer.

Pour vous aider à survivre à la mort de Gilles Carle, l’acteur Paul Buissonneau vous avait conseillé de penser qu’il vous voit. Que dirait-il de la Chloé qu’il voit aujourd’hui?

Que je suis une petite tête de cochon, ou une tête de caboche, comme disait Miron! Je suis entêtée, opiniâtre. Je ne cède pas facilement. Je suis tout le temps prête à aller jusqu’à la mort, j’étais comme ça enfant. Mais là, je ne veux plus. Gilles, je lui parle tous les jours, je l’engueule, parfois. Je lui dis: c’est tes maisons, c’est toi qui les as créées, c’est ton nom, qu’est-ce que tu veux que je fasse? Tu sais que je n’en peux plus, trouve-moi quelqu’un!

Il trouverait peut-être aussi que votre livre-album Maudit silence est magnifique.

Je pense que oui. Il a toujours cru en moi. J’étais une petite fille quand je l’ai connu, à 18 ans. Je ne savais rien.

Le contraire du silence, c’est la parole. Avec le poète Jean Morisset, vous la prenez en quatorze langues des trois Amériques, que vous avez parcourues ensemble. Que représente ce projet pour vous?

Il représente notre histoire, et l’obligation de la savoir. Ce projet a été mon école. C’est Jean qui m’a ouvert ses livres, qui m’a ouvert son savoir. C’est comme Bibitte (NDLR: sa grande amie, la poète Joséphine Bacon) qui m’a prise par la main pour m’enseigner les langues autochtones du Québec. Jean m’a prise par la main pour aller jusqu’en Patagonie, puis jusqu’au pôle Nord. En passant par la poésie et la chanson, on apprend mieux, on retient mieux. C’est avec l’émotion qu’on mémorise les choses. Et là, je fais don de ce que j’ai appris.

Jean Morisset y écrit entre autres: comment une langue peut-elle se survivre/ si on refuse de lui faire l’amour/ à travers ses phonèmes arbustifs...

Que c’est beau, hein! C’est ça, un poète. Ce passage dit tout. Si on se prive de parler la langue de l’autre, la langue meurt. Faire l’amour à une langue, c’est la parler, l’apprendre, jouer avec. J’ai été chanceuse, j’ai rencontré des esprits libres, des grands penseurs, des gens que personne ne peut contrôler, comme Gilles, Joséphine, Fernand Ouellette, Bruno Roy, Gaston Miron... Pour moi, c’est ce que j’ai accompli de plus important dans ma vie: être libre. Je refuse d’être soumise, à genoux. Si je juge qu’il y a injustice, je vais la dénoncer, à mon propre péril. Même si ça mécontente des gens qui m’ont aidée. C’est comme quand on me dit non. Les non, je les ai toujours changés en oui. Pour arriver à accompagner les chansons de Maudit silence d’un livre illustré, il a fallu en convaincre, du monde.

Comment aimer à nouveau après avoir connu un si grand amour?

Moi, c’est la pensée qui m’intéresse. Le corps aussi. Mais entre les deux, je vais toujours choisir l’esprit. C’est ce qui m’attire chez quelqu’un: comment il réfléchit, pense, écrit, parle. Le reste, ça vient après. Mais Gilles est toujours là. Comme le dit Bibitte, le corps meurt, l’âme demeure. Tant que je vivrai, il vivra. Mon amoureux doit accepter que Gilles est encore là, et heureusement, c’est le cas.

Votre premier livre était la Bible, l’art était interdit chez vous. Comment ça vous a façonnée?

C’est un livre poétique. Tout ce que j’ai fait dans le monde artistique vient de la Bible. Ma mère était musicienne, on chantait des cantiques cinq fois par jour, on avait des réunions de prières. J’ai longtemps haï ça. Aujourd’hui, je pense que c’est la plus belle chose qui m’ait été donnée. Je n’aurais jamais chanté tout ce que j’ai chanté sans les cantiques.

Comme Jean écrit dans Maudit silence, vous lisez la poésie par les oreilles, aussi bien celles du cœur que de l’esprit.

Absolument. Ça passe par les sons, les sonorités.

À côté de quoi passent ceux qui ne lisent pas de poésie?

L’essentiel. Parce que la poésie, c’est l’essence de la parole, de la pensée, de ce que nous sommes. La poésie nous décrit, nous écrit, nous fait exister. La poésie forme la pensée. Il ne faut pas tenter de la déchiffrer, mais lui donner notre propre définition. Tout comme une toile, un poème, ça ne s’explique pas. Ça se lit à haute voix. Le lecteur doit se donner la liberté de tasser un mot, une virgule. Ce qui se passe alors est extraordinaire, parce qu’on joue avec le poème.

En terminant, parce que vous avez déjà été aidante, accepterez-vous un jour d’être l’aidée?

Oh mon Dieu! Jusqu’à un certain point, mais je fais tout en sorte pour avoir le plus d’autonomie. J’ai acheté un endroit, je l’organise. Je ne pourrais laisser personne m’aider comme je l’ai fait avec Gilles, c’est trop. Dans un groupe, avec d’autres, ce serait bien, mais pas à deux, isolés. Puis moi qui ai peur de la mort, je me dis toujours: est-ce que je vais demander l’aide médicale à mourir? Je ne sais pas. Mon père est mort d’une crise cardiaque, alors la mort n’est pas toujours souffrante.

Mais avant, il vous reste des rêves artistiques à réaliser?

Monter le spectacle qu’on voulait faire avec Joséphine en 2017 pour le 375e anniversaire de Montréal. Basé sur toute la matière autochtone que Bibitte m’a enseignée, il serait symphonique, mais avec un orchestre réduit et une chorale, bien sûr.

Vidéos