Éric-Emmanuel Schmitt a passé une mauvaise nuit. Assailli par une vilaine grippe, il espère être remis afin d’incarner le lendemain soir Momo, Ibrahim et les autres personnages dans le spectacle solo tiré de son célèbre roman Ibrahim et les fleurs du Coran. «Ça me rendrait plus malade encore de devoir annuler que d’être sur scène», souffle-t-il au téléphone entre deux quintes de toux. Sa ferveur n’a rien d’étonnant quand on connaît sa volonté de communier avec le public pour mieux réenchanter la vie. «Nous vivons dans des sociétés marquées par la tristesse. Or, la tristesse, c’est le rapport au manque. Et si on la cultive, on a de quoi la nourrir puisqu’il nous manque toujours quelque chose: des êtres qu’on a perdus, du temps, de l’argent… Tandis que la joie, c’est le rapport au plein. C’est la faculté de se réjouir d’être en relation avec autrui, de pouvoir faire et d’avoir fait. Chaque vie est remplie de joie ou de tristesse, et se transforme, selon la façon dont on l’éclaire», ajoute celui qui aborde de grandes questions existentielles, telles la foi et la quête du bonheur, d’une façon savoureuse et accessible. Et qui explique largement son succès planétaire.
À preuve, ses quelque vingt pièces, dont Variations énigmatiques, Le Visiteur et Le Journal d’Anne Frank, sont régulièrement représentées dans 50 pays, tandis que ses best-sellers, qu’il s’agisse d’Oscar et la dame rose, de La Part de l’autre, d’Odette Toutlemonde et autres histoires ou, plus récemment de La Nuit de feu et de L’Homme qui voyait à travers les visages, sont traduits en 44 langues. Résultat: cet agrégé et docteur en philosophie, né en 1960 près de Lyon, en France, est devenu en moins de 20 ans l’un des auteurs francophones les plus lus et le plus représentés sur scène dans le monde. «Ce succès immédiat m’a donné des ailes. Le fait d’être désiré, ça vous donne une énergie fabuleuse! Je me dis parfois que mon œuvre serait moins riche et moins vaste si je n’étais pas entré dans une telle relation avec le public… Mais, au fond, je n’en sais rien», soupèse l’académicien, qui s’adonne également à l’écriture de bandes dessinées, à l’adaptation de livrets d’opéras, à la réalisation au cinéma, au jeu et à la direction artistique de son propre théâtre.
Ouvrir les yeux
Comment explique-t-il une telle boulimie créative? «En écrivant, j’ai l’impression de donner la vie. Elle arrive parfois sur la page ou sur scène. Écrire, c’est tout d’abord aborder le monde avec une immense attention. Je suis celui qui prête attention, à ses personnages et à leur histoire imaginaire. En somme, je suis un passeur de vies!» résume l’artiste à la carrure de sportif depuis sa ferme-château en Belgique, où il vit. «Ce monument historique datant de 1601, au sud de Bruxelles, est l’endroit où je me sens le mieux au monde… Au moment où je vous parle, je suis entouré de mes trois chiens: Fouki, la mère, et ses deux petits, Lulu et Daphnée. J’adore les bêtes, et j’y suis très attaché. Elles tiennent une place presque aussi importante que les humains dans ma vie.» Ce détail intime est le seul qu’il laissera échapper pendant l’entretien, car Éric-Emmanuel Schmitt se révèle extrêmement pudique. «Comme chacun, j’ai mes humeurs, mais je n’ai aucun désir de les étaler… Ma pudeur me permet de préserver mon équilibre, qui me rend fécond comme romancier et dramaturge», souligne-t-il avec un sourire dans la voix. Et laissant entendre du même coup que c’est à travers les répliques de ses personnages qu’on peut le mieux découvrir sa vibrante humanité. Ceux et celles qui ont eu l’occasion de le voir sur scène au TNM, à Montréal – ou ailleurs au Québec – dans Ibrahim et les fleurs du Coran, son ode mythique à la tolérance et à l’amitié, en savent quelque chose. Le créateur confie garder un merveilleux souvenir de son passage sur scène: «C’étaient des noces avec le public montréalais, vraiment! Les rires fusaient, et l’émotion aussi. Ç’a été un des grands moments de ma vie!» s’enthousiasme l’artiste, dont la source créative semble intarissable.
Pourtant, il sera le premier à avouer qu’il ne connaît pas de recette toute faite pour stimuler la créativité en soi. «Je n’en ai pas la clé pour la simple raison que nous ne sommes pas tous doués de la même façon, côté créatif. Par contre, ouvrir les yeux et les bras, ça dépend de nous! C’est ce que nous faisons spontanément dans l’enfance, car le cerveau d’un jeune enfant est avide de connaissances et de sensations nouvelles. En revanche, c’est ce que nous arrêtons de faire à l’âge adulte, car nous avons l’illusion de savoir, d’être mûr, de posséder des vérités. Or, cela peut inhiber notre action, notre engagement dans la société, voire notre élan vers les autres. Bref, cela peut nous scléroser totalement! Et dès qu’on en souffre, c’est une maladie qui mérite d’être soignée!»
Comme des enfants
C’est dans cet esprit qu’il s’est adonné à son dernier ouvrage, Plus tard, je serai un enfant, dans lequel il s’entretient librement avec la journaliste Catherine Lalanne. Au fil des échanges, Éric-Emmanuel Schmitt revient au jardin de l’enfance et aux sources de son inspiration artistique avec un optimisme inspirant. Dès les premières lignes de l’avant-propos, il écrit: «Je n’ai pas eu la même enfance toute ma vie», avant de dire plus loin: «Nous possédons plusieurs enfances au cours d’une vie, lesquelles diffèrent selon l’âge auquel nous la racontons.» En effet, du point de vue de l’artiste, «on voit toujours le passé à travers la fenêtre du présent. Par exemple, dans une période troublée, on y recherchera l’origine des conflits. Tandis que dans une période plus sereine, on y décèlera les racines de sa paix.» Et lui, quel regard pose-t-il sur son enfance, aujourd’hui? «Je dirais le même que celui dont je parle dans le livre. Je suis apaisé, loyal. Et reconnaissant envers ce que m’ont donné les êtres qui m’entouraient.»
En disant cela, il pense tout naturellement à son grand-père François, un artisan joaillier sertisseur à la sagesse espiègle, dont le souvenir encore très vif marque son œuvre. «Je l’honore en brisant le cliché sur les personnes âgées. Grâce à mon grand-père, le fait d’avancer en âge m’a toujours paru un garant de liberté. C’est le moment où on brave les interdits, on largue les amarres et où on se moque des qu’en dira-t-on!» À vrai dire, il s’indigne du regard réducteur que l’on pose généralement sur l’âge. «Vieillir ce n’est pas racornir, c’est grandir!» scande-t-il avec une vigueur qui tranche avec le ton général de la conversation. «À 20 ans, j’étais blasé. À 50 ans, je suis beaucoup plus étonné par la grande diversité des gens. Jeune adulte, je ne voyais que les points communs entre les gens. Ils me semblaient archétypaux. Plus je découvre la complexité des êtres – qu’il n’y a pas une seule façon d’aimer, de désirer ou de vivre –, plus je m’émerveille! Aujourd’hui, je suis plus à la recherche du singulier que de l’invariant», avoue le philosophe, qui fait également de ce livre un manifeste contre le cynisme et la fatigue de vivre, souvent trop répandus dans notre monde. «Dans tout ce que j’écris, il y a cette volonté de partager la joie, la confiance et l’optimisme avec les lecteurs. Même si ma joie naturelle a souvent été malmenée, que ce soit par les deuils, les maladies ou les injustices, elle s’est affermie avec le temps. Elle est devenue volontaire. Je la nourris et je la cultive.» Pour l’éternel philosophe en lui, la joie comme l’optimisme ne nous font pas nier les difficultés de la vie, mais ils nous donnent la force pour les surmonter et en faire quelque chose d’utile et de lumineux, pour soi et pour les autres.
La fin de l’entretien approche, et il est impossible de quitter Éric-Emmanuel Schmitt sans lui demander d’élaborer sur une phrase qui conclut le deuxième chapitre de son livre: «L’amour se mérite.» Une phrase toute simple en apparence mais lourde de sens, surtout à l’heure où le sens de l’effort n’a pas la cote. «J’ai toujours trouvé qu’il faut être aimable pour être aimé! Cela exclut l’amour que doit un parent à son enfant, que ce dernier l’incite ou non, mais la disposition à offrir à l’autre le meilleur de soi est une très bonne attitude. Je dirais même qu’il est souhaitable d’offrir à la vie le meilleur de soi. Quand on ne travaille pas sur soi, quand on cultive la mauvaise humeur et qu’on la fait subir à son entourage, quand on cache les trésors de bonté en soi, de quel droit demande-t-on quelque chose à la vie et aux autres? Soyons cohérents!»
L’artiste poursuit en évoquant l’avenir, même si l’heure des bilans lui semble un peu prématurée. «Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être vivrai-je encore plus ma part d’enfance dans les années qui viennent?» interroge-t-il dans un éclat de rire. Chose certaine, ce penseur espère retrouver un jour la nature contemplative qui, à son sens, est le propre de l’enfance. «J’aimerais bien revivre le charme de ces heures-là! Sans doute, y arriverai-je une fois que j’aurai le sentiment que ma tâche est accomplie…»
Pour la petite histoire, Éric-Emmanuel Schmitt a triomphé de sa grippe et a pu remonter sur scène pour son plus grand bonheur et celui de ses admirateurs!
Commentaires: