Gregory Charles: Mission transmission

Gregory Charles: Mission transmission

Par Caroline Fortin

Crédit photo: Maude Chauvin

Dix ans après N’oublie jamais, écrit d’une traite, vous publiez Un homme comme lui, consacré à votre père. Comment s’est passé le processus d’écriture? 

Ma mère était encore vivante quand j’ai commencé N’oublie jamais, mais ça faisait quelques années qu’elle déclinait en raison de son Alzheimer. J’avais eu le temps de réfléchir à ce que je voulais raconter à ma fille Julia, qui était alors très jeune. Dans le cas de mon père, je n’ai pas voulu y penser pendant longtemps, car il est décédé de façon tragique. Julia a eu la chance de le côtoyer, il habitait avec nous. Il a eu une vie hors du commun, mais il n’était pas du genre à parler de lui. J’ai voulu qu’elle sache ça. Le processus a été plus dur, parce que j’ai d’abord écrit le livre à l’envers, en terminant par sa mort tellement je n’avais pas envie d’en parler. Finalement, c’est devenu clair qu’il fallait faire l’inverse. Et alors qu’avec mon premier livre, je n’ai pas pensé au fait que Julia allait le lire, là, je l’ai écrit en fonction de ça. 

Que croyez-vous qu’elle va comprendre sur vous? 

N’oublie jamais décrivait la relation que j’avais avec mon capitaine, ma mère. Dans Un homme comme lui, il est plus question de legs, de faire comprendre à ma fille qu’on est le résultat des gens sur les épaules desquels on s’est tenu. Il y a une partie très personnelle à notre personnalité, mais il y en a aussi une générationnelle, collective, si on veut. C’est important que ma fille, qui comme moi est née au Québec, comprenne ce qu’est la vie de quelqu’un né ailleurs qui a choisi de se fabriquer une vie ici. J’ai appris de mes deux parents : de ma mère, par des leçons très claires, et de mon père, par quelques paroles mais surtout un exemple… dur à suivre! 

Que voulez-vous dire? 

Pardonnez la comparaison, mais si ma mère était l’Ancien Testament, lui, il était le Nouveau. L’Ancien venait avec plein de règles, de préceptes et de choses qu’on ne doit pas faire. Et le Nouveau Testament, peu importe ce qu’on pense du christianisme, offrait grosso modo une suggestion: aimez les autres comme vous aimeriez être aimé. La perspective de mon père sur la liberté, c’était : on n’est pas libre de la façon qu’on pense, on est libre quand on aime une personne ou quelque chose tellement qu’on se sent contraint de tout faire pour elle. Une philosophie simple, mais dure à vivre.  

Vous dites aussi l’avoir écrit pour que Julia sache reconnaître les qualités de ceux qui aiment vraiment. Un exemple éloquent: votre père dormait devant la porte de leur chambre pour que votre mère ne fasse pas d’errance… 

Je suis sûr qu’il y a d’autres proches aidants qui font des choses comme ça. Mais oui, c’est ça, aimer comme dans les chansons de Brel ou de Barbara. Et mon père était ainsi avec ma mère, mais aussi avec la société. Il me répétait toujours qu’il ne faut pas juger les gens sur leurs pires actions, mais surtout sur leurs meilleures intentions, qu’il ne faut pas haïr. Il est devenu optimiste et pacifiste en marchant avec Martin Luther King. Mais pour en revenir à l’amour, le message du papa, ici, c’est de dire à Julia que je lui souhaite un homme comme lui.  

Votre fille suit vos traces, elle est montée sur scène avec vous, a fait la tournée des résidences pour personnes âgées pendant la pandémie. C’est venu naturellement? 

On me demande parfois si Julia fait ça parce qu’elle aime ça, ou si c’est parce que papa le fait. Je pense que les enfants sont très sensibles à ce qui nous rend heureux. Et c’est évident que la musique, mais aussi l’histoire et les maths, me rendent heureux. Donc, il ne faut pas se surprendre que ma fille aime ça aussi, qu’elle lise beaucoup et soit bonne dans ces matières. La musique la motive depuis longtemps: elle chante constamment, me fait découvrir des chansons et artistes tous les jours. Il y a plein de choses qui l’intéressent, elle ne fera peut-être pas de la scène toute sa vie et c’est bien parfait.  

Avec votre spectacle 7, qui s’arrêtera à Québec cet été, vous revisitez 100 ans de comédie musicale, un genre que vos parents aimaient par-dessus tout. Un hommage? 

Ça vient certainement de mon amour personnel pour les musicals, alimenté par celui de mes parents. On n’avait pas de voiture quand j’étais petit. En mai et en septembre, on allait à New York une semaine pour voir des shows. On l’a fait jusque dans les années 90. Dans la famille, on est des encyclopédistes de musique. Mais il y a aussi que la comédie musicale est un genre qui n’est, selon moi, pas respecté à sa juste valeur. Pour moi, c’est l’art total du XXᵉ siècle: son, image, danse, chorégraphie.   

Un art que certains prennent de haut, déplorez-vous… 

Les gens pensent parfois que ce n’est pas sérieux parce qu’on fait des steppettes, on jase, puis on se met à chanter. Mais ce qui me touche, c’est que les musicals traitent de sujets extrêmement importants. Les premiers ont servi à intégrer la population noire avec la population blanche aux États-Unis : Porgy and Bess, Show Boat, Carmen Jones. Dans les années 40 et 50, les auteurs étaient progressistes, ils voulaient présenter la femme d’une façon moins macho : South Pacific, The King and I et La mélodie du bonheur, qui n’est pas sur l’occupation nazie, mais sur une jeune femme qui ne craint pas de dire ce qu’elle pense et ramène le capitaine dans le droit chemin ! Dans les années 60-70, on va s’attaquer aux luttes de classes sociales, comme dans Grease, Fiddler on the Roof, où je vois une étude géopolitique sur la façon dont les Russes ont traité leurs minorités juives. Plus contemporaines, Next to Normal aborde la schizophrénie, Dear Evan Hansen, l’acceptation sociale et la santé mentale des jeunes, La cage aux folles, l’orientation sexuelle, Rent, le sida. Je crois à notre responsabilité comme génération d’assimiler ce qui a appartenu à la génération qui nous précède, puis de le repasser à la génération qui nous suit. Dans ce sens, mon livre et ce spectacle sont parfaitement cohérents. 

Vous soulignez vos 35 ans de carrière avec Une voix dix doigts. Qu’est-ce qui vous rend le plus fier? 

Je sais que les artistes répondent souvent ça, mais c’est d’être encore là. Parce qu’on ne part jamais avec la perspective que notre carrière va durer. Le fait qu’il y ait encore des gens intéressés, qui achètent des billets, ça me rend profondément reconnaissant. Ce spectacle est différent des autres que j’ai faits, au sens où je parle beaucoup sur scène. L’idée m’est venue en faisant une tournée avec Julia. Je lui racontais toutes sortes d’anecdotes sur des artistes, des shows, des chansons. Et c’est elle qui m’a dit: «Tu devrais raconter ça en spectacle.» Il y a quelques années, à la Saint-Jean-Baptiste, je me suis rendu compte que j’étais plus vieux que Garou, qu’Isabelle Boulay, que Patrice Michaud, mais que j’étais plus jeune que Jean-Pierre Ferland, Daniel Lavoie et Robert Charlebois. Je jasais avec Vincent Vallières, qui me voit comme un ancien, et avec Richard Séguin, à parler de notre rapport avec Claude Léveillée, et c’est là que ça m’a marqué : bout de ciarge, je fais partie de ce show-business-là depuis 35 ans! 

Le titre vient d’où? 

Quand j’étais enfant, ma mère animait des spectacles qu’elle organisait, on allait dans des salles paroissiales, des centres commerciaux, des résidences pour aînés. Et après chacun, elle me disait toujours: «T’as vu la personne qui pleurait quand t’as joué cette chanson? Est-ce que t’as vu ce que t’es capable de faire avec juste une voix et dix doigts?» Boum! C’est venu de là.  

Vous avez 55 ans. Quels avantages trouvez-vous à votre âge? 

Les erreurs! Parce que les erreurs sont la fondation de l’éventuel succès. Elles nous rendent, à mon avis, infiniment moins intransigeant. En vieillissant, on est beaucoup plus tendre à l’endroit de ceux qui font aussi des erreurs. Moi, je suis beaucoup dans l’erreur. Pas juste parce que je suis un entrepreneur et que ça rime avec. Être entrepreneur, c’est essayer des choses. Et souvent celles qu’on pense qui vont marcher ne marchent pas aussi bien, et celles qu’on sous-estimait s’avèrent un succès retentissant. Il faut essayer, être volontaire, être disponible. Les erreurs nous permettent également de mieux estimer notre passion. Parce qu’être passionné de quelque chose quand ça va bien, c’est facile. Mon père a aimé ma mère avant qu’elle soit malade, pendant et après. C’est comme ça qu’on prouve, pas à d’autres, mais à soi-même, le niveau de passion ou d’amour qu’on a pour quelqu’un ou pour quelque chose. 

Que savez-vous aujourd’hui sur vous que vous ignoriez à 20 ans? 

Là, maintenant, comme personne plus vieille qui a perdu ses parents, je sais que j’ai moins envie qu’une saison s’achève, parce qu’il m’en reste moins à vivre. Je sais que je suis prêt à investir tout le temps qu’il faut avec ma fille, parce que je sais combien il est précieux. Je sais que, malheureusement, je ne suis pas éternel. Je ne sais pas si, à 30 ans, j’aurais été le même genre de parent. Je pense que j’aurais été un peu moins engagé, un peu moins disponible. On aime mieux, en vieillissant, je trouve. On est moins centré sur sa propre personne. Je suis aussi plus conscient de la fragilité de la vie.  

  

Pour les dates de spectacles: gregorycharles.com

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