La télévision ne mise plus ces temps-ci sur ces grandes séries épiques dont tout le monde avait entendu parler. Le contexte actuel est celui d’une offre multiple, voire écrasante des platesformes qui nous plonge dans un état de vertige, de fatigue et de frustration.
Devant nos écrans, on accède à des promesses d’expériences qui colleront parfaitement à nos attentes. Quelques rares titres comme The Bear (FX 2022) ou Baby Reindeer (Mon petit renne) (Netflix 2024) ont récemment fait converger l’attention des publics et des médias. Cependant, Netflix et ses acolytes regorgent de séries et de films qui répètent des intrigues connues, des recettes importées par exemple, les itérations du multivers Marvel.
Ou bien, on se trouve face simplement à de «bonnes» séries. Pensons à Emily in Paris (Netflix), Bridgerton (Netflix), ou Palm Royale (Apple TV+), aux incessantes émissions de téléréalité et de documentaires judiciaires, qu’on nomme « true crime » en anglais, arborés par les platesformes. Divertissantes, bien réalisées, ces émissions ne possèdent pas l’innovation, l’esthétique raffinée ou le thème bouleversant auxquels on était habitué il y a une vingtaine d’années.
Nous sommes à l’époque de la télévision non cathartique. Tout à fait correctes, mais prévisibles, les fictions contemporaines ont tendance à nous ennuyer un peu. Nous les choisissons peut-être justement pour cette raison.
Professeure au Département d’histoire de l’art, de cinéma et des médias audiovisuels à l’Université de Montréal, je m’intéresse aux affects qui entourent les séries télévisées à l’ère des plates-formes numériques. Dans mon dernier ouvrage, Perdre Pied. Le principe d’incertitude dans les séries, j’ai exploré la tendance des séries récentes à mettre en place des récits et des ambiances ancrées dans l’ambiguïté, dans la désorientation et dans le malaise.
Mon co-auteur est professeur au Département des Arts à l’Université de Bologne, en Italie. Dans son livre La programmazione televisiva. Palinsesto e on demand, il tente de comprendre les logiques internes des chaînes de la télévision linéaire et des plates-formes dans la création d’un lien avec les publics.
Pourquoi choisir de s’ennuyer devant la télévision?
L’ennui fait partie de notre vie quotidienne et donc aussi de l’expérience des médias. Ces derniers nous proposent une négociation constante entre ce qui nous paralyse et ce qui nous réveille, comme le souligne Susanna Paasonen professeure d’études médiatiques à l’Université de Turku en Finlande. Les discours dominants le décrivent comme négatif, non productif, une source d’irritation ou d’anxiété. Tina Kendall, qui enseigne à l’Université de Cambridge aux États-Unis, a remarqué qu’Internet regorge de sollicitations et de tutoriels pensés pour le faire disparaître.
D’ailleurs, l’ennui est forcément présent dans les longs récits sériels, qui se déploient sur plusieurs saisons et années. La plongée dans des situations ennuyeuses peut représenter un plaisir très spécifique.
Miser sur la quantité
Dans la production télévisuelle contemporaine, la prise de risques est limitée. L’équilibre entre les attentes et le résultat doit être calculé précisément. La compétition des marchés amène chaque acteur industriel à rechercher la quantité ou l’adéquation aux standards.
Alors que les plates-formes sont toujours à la recherche d’un modèle durable, moins d’investissements émergent pour ces projets de pointe ou révolutionnaires qui les avaient caractérisées dans une première phase. Ainsi, une partie considérable des contenus ne visent pas l’étiquette très courue il y a quelques années de « série de prestige » ou «complexe».
Émerge une panoplie de séries que nous consommons sans ressentir nécessairement le besoin d’afficher notre attachement et d’en parler à nos proches. D’ailleurs, les conditions dans lesquelles nous faisons l’expérience de nos écrans ne nous disposent pas tout le temps à une grande série dramatique aux allures de tragédie shakespearienne. Le panorama est devenu trop large et trop fragmenté pour qu’une poignée de séries attirent l’attention de tout le monde et qu’elles catalysent les discussions autour du café. Depuis Game of Thrones, trouver une série que tout le monde connaît est très difficile… à moins de mentionner des titres créés il y a plus de 25 ans, comme Friends ou The Office.
L’ennui et le charme de la nostalgie
Le sentiment d’échec face à l’offre inépuisable des plates-formes ou L’ennui of the scroll, comme le définit Caetlin Benson-Allott, directrice du département d’études médiatiques à l’Université de Georgetown, nous pousse à choisir des contenus simples et rassurants.
En conséquence, des produits plus anciens demeurent encore dans les palmarès des séries les plus regardées. Revenir vers les séries du passé nous permet de plonger dans des ambiances éloignées de l’actualité angoissante. Nous pouvons aussi fuir la charge mentale culturelle qui nous force à rester au courant des nouveautés. On peut s’écarter un peu d’une expérience télévisuelle trop intellectuelle que l’on endure parfois comme un devoir.
Aux environnements lissés de Netflix, à l’esthétique glorieuse de HBO, l’on préfère ainsi les bureaux années 1990 et la « normalité » vaguement démodée, voire terne, de vieilles sitcoms, qui étaient efficaces et ne demandaient pas d’effort.
Mettre en pause les demandes du monde et céder à des affects plus simples
Une nuance est à faire entre un ennui productif et pédagogique face à l’art perçu comme difficile, que nous pouvions éprouver face à des séries de prestige, d’un côté et, de l’autre, un ennui détaché de la recherche de sens, une manière de se servir des ambiances adoucissantes de certaines séries pour explorer des affects simples, ou pour flâner et mettre en pause les demandes du monde.
Nous utilisons souvent les séries comme « bruit de fond » d’autres passe-temps comme le défilement (scrolling en anglais) ou le jeu occasionnel. Dans ces états d’ennui, nous n’aurons pas de catharsis, nous demeurons dans l’attente d’un désir, une paralysie douce.
La fatigue engendrée par des années de quête de la distinction ouvre une dimension nouvellement ordinaire à laquelle il fait bon de céder. Les choses simples, la télévision banale, les séries moins ambitieuses pourraient recouvrir aujourd’hui une fonction plus importante que les titres les plus célébrés. Ou au moins, elles peuvent nous fournir une voie de sortie d’un quotidien surchargé et riche de complications. Parfois, moins c’est plus.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.