Grandes entrevues Le Bel Âge: Boucar Diouf

Grandes entrevues Le Bel Âge: Boucar Diouf

Par Betty Achard

Cet homme est un soleil, il rayonne, il est brillant, il réchauffe. En toute subjectivité – comment faire autrement –, je vais essayer de vous transmettre la sagesse, l’humour et la chaleur humaine de ce Néo-Québécois, dépositaire de la parole des Anciens, fin analyste du présent, mais tout entier tourné vers l’avenir.

Boucar Diouf est né au Sénégal, en pays sérère, en 1966. Ses parents, éleveurs et cultivateurs, vivent à proximité du village de Fatick, à 142 kilomètres de Dakar. Boucar ne découvrira la capitale qu’à l’âge de 19 ans, s’y rendant pour poursuivre des études. Ce sera là son premier voyage en automobile! Dans la famille, on alterne élevage extensif (bovins, chèvres, moutons…) et agriculture vivrière (mil, sorgho, et surtout arachide). Tout comme ses frères et soeurs – Boucar est le sixième –, il doit participer aux différents travaux, ce qui, il l’avoue sans peine, ne l’enchante guère. Au village, il fréquente une institution établissement bizarrement nommé École de filles: son féminisme remonte donc très loin! Mais déjà il sait que son unique «porte de sortie», ce seront les études. 

Chez les Diouf, père et mère sont analphabètes. Il en va tout autrement des enfants: sur neuf, sept iront à l’université. Le jeune Boucar est fortement influencé en ce sens par son oncle, un homme quelque peu marginalisé par l’alcool, mais instruit, ainsi que par son grand frère Waly, docteur en littérature. Papa Amath et maman N’Dew ne s’opposent pas aux projets de leurs enfants, bien au contraire. À la maison, la confiance règne mais l’éducation est stricte. Boucar est peut-être le seul à «affronter » verbalement son père à l’occasion, ce qui souvent le met à l’abri de «la méthode cognitive» (on cogne d’abord et on s’explique ensuite)… Ce papa, animiste à l’origine, puis converti à l’islam, est un croyant fervent, qui ne rigole pas. Boucar enfant a dû fréquenter l’école coranique et apprendre quelques sourates en arabe (il les sait encore), mais il déclare être devenu plutôt adepte des théories de Darwin – on s’en doutait un peu. Sa spiritualité est «orientée vers les ancêtres et les histoires des griots», ces gardiens de la mémoire du passé, un peu à la façon de nos conteurs. 

Très jeune, Boucar Diouf a donc décidé d’étudier. Mais quoi? Vivant au milieu de la nature, entouré d’animaux, il se pose certaines questions. Par exemple: «Je me demandais si les bêtes savent qu’elles existent. Si les vaches ont conscience de ce qui se passe autour d’elles. Pensent-elles? Me reconnaissent-elles? Parfois, j’avais cette impression. Elles ont été en quelque sorte mon premier public…» Mais n’anticipons pas. Toutes ces interrogations vont finalement déboucher sur le choix de la biologie. Ainsi, il pourrait «faire partie de ceux qui allaient réussir » – son objectif ultime. Tête de Boucar, il va prendre les moyens pour y parvenir. «Pendant quatre ans d’université, je me suis littéralement enfermé, me consacrant uniquement à mes études.» C’était méritoire, car à Dakar on aime beaucoup sortir en boîte, sapé comme un prince! Mais les préoccupations du jeune homme étaient d’un autre ordre: il avait un plan, et il était fermement décidé à le suivre… jusqu’à Rimouski! 

À Rimouski, au bord du fleuve Saint-Laurent

En effet, parmi plusieurs possibilités qui s’offrent à lui, Boucar Diouf choisit de jeter l’ancre au Québec, au bord du grand fleuve Saint-Laurent avec ses poissons qui allaient constituer son «terrain» de recherche en océanographie, et ce, jusqu’au doctorat. Certes, tout n’a pas été facile. Avant d’arriver chez nous, Boucar n’avait jamais quitté son pays natal; et se retrouver seul Noir parmi les Blancs est aussi «malaisant» que la situation inverse. Rimouski est alors différent du multiethnique Montréal (on est en 1991), et le choc se vit sur plusieurs plans: thermique, bien évidemment, mais aussi culturel. Puis le fait de réaliser un rêve longtemps caressé n’empêche pas la «nostalgie du passé». Boucar ne cache pas avoir «galéré» quelque temps avec son ami Abdul. Mais on sent que chez cet homme, les barrières sont faites pour être franchies et les difficultés, vaincues. Bon, mais revenons à nos poissons. 

«Ledit choc thermique, de plus 30 à moins 30 degrés, m’a fait m’interroger sur le phénomène des animaux à sang froid qui parviennent à vivre sous la glace. Ainsi pourquoi les éperlans ne migrent-ils pas vers des eaux plus chaudes?» Ce sera le sujet (simplifié pour nous) de sa thèse de doctorat. Thèse à l’issue de laquelle le jeune diplômé regagne le continent africain, plus précisément le Malawi, mais pas pour longtemps. Très vite, Boucar réalise qu’il est devenu un «Québécois pure- laine-ethnique-de-souche», et il répond à l’appel du Bas-Saint-Laurent. Durant huit années, il enseigne à l’Université du Québec à Rimouski. Insensiblement, biochimie et humour se marient d’heureuse manière, et les cours de Boucar deviennent de plus en plus populaires. «C’était déstabilisant pour les étudiants, mais peu à peu ils se sont mis à attendre les “boucardises” lancées au milieu des périodes d’enseignement, juste au moment où ils commençaient à s’endormir!» Puis il en conclut: «La meilleure méthode de socialisation, c’est encore le rire.» 

Et c’est ainsi que, poussé par ceux qui reconnaissent son talent, le professeur s’est présenté, en 1999, en audition au festival Juste pour rire, à la suite de quoi il s’est assez rapidement fait connaître et aimer du grand public. Car c’est indéniable, tout le monde aime Boucar Diouf. Il me semble que même quelque raciste attardé ne parviendrait pas à le détester, se réfugiant derrière le classique «Oui, mais lui, c’est pas pareil!». Faire avancer les connaissances des gens en les amusant par de la vulgarisation scientifique, ce n’est pas a priori une mince tâche, et c’est pourtant ce à quoi l’humoriste parvient. Après un de ses spectacles, on se sent plus intelligent, et enrichi, qui plus est, des fameuses citations de son grand-père. Bien sûr qu’il a existé, ce fameux aïeul, et Boucar l’a connu, mais en réalité, son «comme mon grand-père disait…» réunit toute la sagesse des Anciens: c’est un archétype, représentant de la culture orale en partie inspiré par un célèbre griot nommé N’Dongo. 

Le choc thermique… et culturel

Nous n’avons pas encore parlé de la maman. Boucar a un grand respect et beaucoup d’amour pour cette mère qui «devrait être sanctifiée». Non seulement elle a élevé ses neuf enfants, mais elle en a également recueilli de nombreux autres plus ou moins à l’abandon ou dans des situations difficiles. C’est aussi ça, l’Afrique: une famille élargie peut aller jusqu’à 30 enfants. «Quand j’écris sur les femmes, j’écris sur ma mère», confie l’homme qui, justement, est en train de préparer une oeuvre sur sa propre vie, «mais à travers ma mère», précise-t-il. Et puis il y a Caroline, la Gaspésienne, l’amoureuse, la compagne de scène, maman d’Anthony et de Joëllie, des petits Québécois qui pourront être fiers de leur papa à qui la vie a appris qu’il ne fallait pas rester les yeux braqués sur le rétroviseur, car alors, «tu rentres dans le mur». La «valise mentale» que certains immigrés portent dans la tête en attendant de rentrer dans leur pays d’origine, ce n’est pas lui. Et ce ne seront pas non plus les enfants: étant nés ici, ils ne sont donc jamais partis, donc «ils ne retourneront pas!» Boucar fonce: plus intégré que ça, tu portes une ceinture fléchée, un capot de poil, et tu joues de la cuillère!

Boucar Diouf ne veut pas être un porte-étendard, ni que sa parole soit récupérée par un mouvement politique quelconque. «Ce dont un artiste a surtout besoin, c’est d’être aimé. Personne n’est autosuffisant de ce point de vue. Le bonheur, c’est les autres.» Alors, en ce Mois de l’histoire des Noirs, tout en se déclarant contre le communautarisme, il reconnaît qu’il y a encore du chemin à parcourir. Les immigrants doivent eux-mêmes collaborer: «Ce que les Québécois cherchent, ce sont des complices, des êtres symbiotiques, non de simples commensaux. De toute façon, «ce n’est pas la couleur de la peau qui crée automatiquement la convergence des idées». Le scientifique en lui est persuadé que le secret est dans la «dilution», la liberté, la modernité. «Vive le Québec métissé serré!»

De 2007 à 2012, on a apprécié la présence sympathique de Boucar dans Des kiwis et des hommes. On aime ses chroniques, ses différentes participations à des émissions de radio aussi bien que de télévision. On va continuer de le voir sur scène, en spectacle, et aussi à l’animation d’Océania, sur Explora, une émission style Thalassa, autour du Saint-Laurent. Puis il y a ce livre sur sa vie, qu’on attend impatiemment. Donc, si «le bonheur, c’est les autres», Boucar sait comment le partager avec ses familles – celle d’ici, celle d’Afrique, mais aussi avec nous, qui sommes ces autres! En ce mois de février, je voudrais parler avec lui de Léopold Sédar Senghor, de Martin Luther King, de Nelson Mandela, d’Angela Davis, de Barack Obama, de Toni Morrison, d’Aimé Césaire, mais aussi d’Amadou Hampâté Bâ et, pourquoi pas, de Lamine Cissé, mon père. Un jour, peut-être… Le spectacle de Boucar Diouf X ou Y sera présenté en supplémentaires un peu partout au Québec dans les mois qui viennent.

boucar-diouf.com


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