Dans la famille de Lise Jalbert, le vrai prénom de Laurence, personne ne fait de la musique. Mais lors des réunions de famille, on invite des musiciens à venir faire danser la parenté. De cette époque, il ne reste qu’une photo montrant papa Jalbert, un peu éméché, grattant une guitare sans cordes et portant sur la tête un chapeau de cow-boy. Il faut dire que la musique country et western règne sur la Gaspésie des années 1960. Laurence aura, très jeune, ces rythmes venus de l’Amérique profonde tatoués sur le coeur.
À 10 ans, elle fait partie des majorettes du village; on offre aux fillettes une formation musicale, mais elle se donne à Rimouski. «Quatre heures d’auto pour y aller, quatre heures pour revenir», se souvient la chanteuse. Est-il besoin de préciser que cette formation n’est possible que l’été?
À 15 ans, la jeune Laurence n’en peut plus de vivre dans un village isolé. Elle veut faire de la musique, du rock, du blues, mais les débouchés sont rares à Rivière-au-Renard pour qui veut se lancer dans le show-business. Elle quitte alors sa famille: direction, Montréal. Cette rupture avec son milieu d’origine se fera à la dure.
En ville, Laurence se joint à un groupe appelé… Révulsion! Seule fille dans un band de gars, elle doit mettre les choses au point. «En arrivant, raconte-telle aujourd’hui, je leur ai dit, avec la lèvre tremblante, que je ne ferais pas la vaisselle, que je ne ramasserais pas leurs traîneries et que je ne chanterais jamais en solo. J’étais beaucoup trop timide pour être en vedette sur scène. On engageait des chanteuses et je jouais de l’orgue et du piano.»
Durant 15 ans, Laurence Jalbert change de groupe cinq fois par an et va vivre dans les bars de province, à une époque où ce sont les chansonniers qui ont la cote. Pour une femme, c’est la pire vie qui soit: «J’étais traitée comme un gars, raconte-t-elle. J’ai mangé des volées et de la vache enragée. Dans les trous les plus reculés où l’on nous engageait, nous étions logés-nourris. Une vraie farce. On mangeait de la bouillie de patates et, l’hiver, nos chambres n’étaient pas chauffées sous prétexte que «les musiciens couchent tous ensemble». Un soir que la chanteuse ne s’est pas présentée, j’ai dû me résigner à prendre sa place. Et j’ai découvert le bonheur.»
«À deux ou trois reprises pendant le spectacle, j’ai chanté une chanson qui m’emmenait hors de ma misère. Je fermais les yeux et je laissais la musique me réchauffer l’âme. J’étais bien, je savais que c’est dans ce paradis que je voulais aller. D’ailleurs, si vous remarquez bien, sur la pochette de mon premier album, j’ai les deux yeux fermés. Ça m’a pris du temps avant de chanter les yeux ouverts et de regarder le public. Quand je les ouvrais, à cette époque, je voyais des motards qui vomissaient et se battaient, rien de vraiment inspirant. Un soir, les musiciens ont remarqué que je n’étais plus sur scène. Ils m’ont trouvée dans le parking où des gars m’avaient entraînée de force. J’ai passé à un cheveu d’être violée. On appelle ça l’école de la vie, je suppose… Aujourd’hui, je vis constamment des moments de grâce en chantant. Ça fait 40 ans que je gagne ma vie avec ma musique, et j’en remercie le ciel!»
Une femme meurtrie
Devenue autonome financièrement à l’âge de 15 ans, ayant dû se battre pour faire sa marque dans un milieu d’hommes, Laurence développe une carapace de plus en plus opaque. Malgré sa vie de bohème, elle donne naissance à une fille. Mais les tournées, ce n’est pas l’idéal pour élever une famille. «Je suis partie sur une “shire” de 10 ans, traînant le bébé dans les bars, avec de lourdes conséquences, raconte-t-elle. Aujourd’hui, ma fille a quatre enfants qu’elle élève de façon merveilleuse. Elle a trouvé toute seule ce que je ne lui ai jamais apporté, preuve de sa grande force de caractère. Elle fait elle-même son pain, son yogourt, des choses que je ne lui ai jamais apprises. Elle a trouvé en elle un équilibre fascinant, et j’ai tout fait pour rétablir avec elle un dialogue fructueux, même sur le tard, ce que je n’avais pas réussi avec ma mère.»
Marée haute, marée basse…
«La vie d’artiste a ses exigences, mais ma nature profonde n’a jamais changé, confie la chanteuse. Je vis au rythme des marées et personne ne me fera jamais courir après un autobus. J’ai appris à m’écouter, mais il a fallu que je reçoive de grosses baffes de la vie pour arriver à faire le vide et me retrouver telle que je suis vraiment.»
Laurence devient un jour enceinte d’un petit garçon, mais dès le début de la grossesse, de forts saignements lui indiquent que quelque chose ne va pas. Elle accouche trois mois avant la date prévue. «On m’a dit que mon petit garçon n’allait pas survivre. Ses yeux et ses oreilles n’étaient pas encore formés, mais il respirait sans aide. Je suis demeurée quatre mois avec lui à l’hôpital Sainte-Justine, craignant chaque jour de le voir disparaître. Je lui chantais doucement des chansons, dont une que j’ai composée pour lui, Chanson pour Nathan:
Sous ton petit lit bizarre se cachent toutes mes peurs du noir, mais la plus grande est de te voir partir un jour / Ce que je chante, c’est l’hymne à la vie, l’hymne au courage, tout ce que ça t’a pris pour rester debout au milieu d’un grand remous…
«Le pire drame qui puisse arriver à des parents, c’est de voir mourir leur enfant. J’ai rencontré à l’hôpital des papas et des mamans dont le bébé se mourait d’un cancer du foie à trois mois. C’est atroce.» Nathan va finalement survivre. Il a maintenant 19 ans et n’a aucune séquelle de son arrivée prématurée dans le monde. «C’est un garçon très doux, dit Laurence avec émotion, et il adore la musique.»
Laurence Jalbert sortira ébranlée de cet épisode pendant lequel elle se déplace en fauteuil roulant. Elle évite les photographes et les journaux à potins, et cesse de se produire en spectacle. Des mois plus tard, une partie de son public va lui reprocher de ne pas avoir été mis dans le secret. «Les gens n’étaient pas méchants, précise-t-elle, mais ils auraient voulu compatir à ma douleur. J’ai compris alors que plusieurs personnes se retrouvaient dans mes chansons, comme si je racontais leur histoire au lieu de la mienne. Il y en a qui me disent que certaines de mes compositions les ont sauvés du suicide; comment est-ce possible? J’ai un peu le syndrome de l’imposteur quand j’entends ça. Mais mon ex-mari m’a fait comprendre à quel point je peux faire vibrer le public, sans toujours m’en rendre compte.»
Des épreuves… encore et encore
Laurence connaît un vif succès et ses chansons tournent en boucle à la radio, mais le sort semble s’acharner sur elle. Un jour, un gérant se sert d’une clause mal écrite dans un contrat pour lui piquer tout son argent, une trahison qui la blesse au plus profond du coeur. «Quand je travaille avec quelqu’un, dit-elle, je lui fais une confiance absolue. Certains en ont profité.» Avec d’autres, elle a connu un grand bonheur. «Michel Bélanger, d’Audiogram, a toujours été là pour me guider quand je faisais mes disques, dit-elle. Lorsque vient le temps d’enregistrer mes voix, je n’ai aucun recul, contrairement à la scène, et Michel m’a guidée tout au long de ma carrière. C’est un ami précieux.»
D’autres épreuves ont accablé la chanteuse rousse, de graves ennuis de santé qui ont laissé des traces. «À quelques reprises, on m’a prédit qu’il ne me restait qu’une semaine à vivre, dit-elle sur un ton désabusé, mais chaque fois j’ai éloigné le désespoir. En fait, je suis à une étape de ma vie où j’élimine de mon cercle d’amis les gens qui ne sont pas porteurs d’espoir.»
On se rappellera peut-être que, peu de temps après la naissance de son fils, Laurence a été attaquée par une bactérie mangeuse de chair. On lui annonce alors qu’elle pourrait ne pas se réveiller après l’opération. Mais l’anesthésiste, Thierry Petry, lui chuchote à l’oreille: «Tu pars pour un long voyage, mais je ne te laisserai pas tomber. Je serai là quand tu vas te réveiller.» Laurence choisit de le croire et sortira de sa maladie. Elle compose pour son médecin la chanson Qui est cet homme? dont peu de gens connaissent la véritable inspiration:
J’ai vu un homme qui souriait aux anges que je n’ai pas vus…
Laurence aura aussi plus tard de graves problèmes de glande thyroïde, un goitre qui lui fait pendant des jours des yeux exorbités. Et elle souffre en permanence de fibromyalgie. À chaque difficulté, elle s’accroche en pensant à ses enfants.
Puis, au matin de ses 50 ans, tout son univers bascule: «Il y a cinq ans, raconte-t-elle, mon fils m’a dit: “Maman, je ne te comprends plus, tu ne souris plus comme avant.” Je me suis effondrée.» Ce qui lui tombait dessus, c’était la dépression nerveuse, sujet tabou dans le monde des artistes. Qui va engager quelqu’un qui ne se contrôle plus? Laurence Jalbert va donc vivre un enfer secret pendant des mois. «Mon mari me nourrissait à la cuillère le matin, puis il me conduisait sur les lieux de mon spectacle. J’en faisais quatre par semaine. Je pleurais toute la journée et le soir je me cachais dans ma loge. La femme que je maquillais n’était pas moi, je ne me reconnaissais plus dans le miroir. Quand je montais sur scène, je faisais venir en moi la petite Lison de mon enfance et je chantais comme elle, avec tout mon coeur, en criant mon désespoir. Je me souviens avoir fait une émission d’En direct de l’univers déguisée en soeur Sourire… Je souriais, mais c’était une façade qui n’était pas moi. Et tout le temps je me demandais ce que je faisais là. La femme qui avait écrit Au nom de la raison était devenue une femme raisonnable, loin de ses passions.»
Laurence comprend qu’un grand ménage s’impose dans sa vie, un ménage nécessaire, mais difficile. Elle se sépare de son mari, rétablit les liens avec sa fille, cesse de fréquenter les gens toxiques et va consulter un spécialiste. «Personne n’est à l’abri de la maladie mentale, ajoute-t-elle. Quand on en souffre, il faut se soigner comme il faut et prendre le temps de faire entrer l’espoir dans sa vie.»
Aujourd’hui, la chanteuse travaille encore très fort, mais elle reste vigilante. Lorsqu’elle a parlé publiquement de sa maladie, plusieurs artistes lui ont avoué être aussi passés par là, mais en silence, pour ne pas nuire à leur carrière.
Country réconfortant
C’est dans la musique country que Laurence Jalbert a trouvé le meilleur réconfort. La musique de son enfance est toujours celle qui la fait vibrer entièrement. Elle a donné des spectacles avec Paul Daraiche et sa famille, d’autres en hommage à Georges Hamel et Willie Lamothe. «Faire des spectacles country, explique-t-elle, c’est comme s’enrouler dans une grosse couverture doudou. J’y suis entourée d’amour et d’une douceur infinie. Il n’y a que des sourires, des gens qui me prennent dans leurs bras. Ce sont des spectacles rassembleurs et très humains.»
Elle prépare d’ailleurs pour l’automne 2015 un album entièrement country, mais avec des mots qui ne sont pas les siens: «J’ai demandé des chansons à des amis comme Bourbon Gauthier et plein d’autres. Pour l’instant, je n’ai pas la tête à écrire de nouveaux textes, alors je prends leur énergie. J’ai aussi mon autobiographie qui paraît cet hiver. Ce livre a 12 chapitres inspirés de mes 12 plus grands succès que je viens de réenregistrer avec une seule guitare pour l’accompagnement.»
Ce bouquin, À la vie… à la mer, écrit avec le journaliste Claude André, coïncide avec une série de conférences données par Laurence. Elle y raconte ce que vous venez de lire, ses malheurs, ses épreuves, mais aussi son désir de rester une femme debout, jamais vaincue.
Elle espère que son témoignage convaincra ceux qui souffrent de ne pas s’apitoyer sur leur sort. «J’ai beaucoup de difficulté à endurer les gens qui ne font que se lamenter dans la vie, explique-t-elle. Ceux qui crient c’est l’enfer au moindre bobo m’exaspèrent. Il faut attirer le bonheur et se dire chaque jour: JE VAIS BIEN!»
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