Bercée dans sa jeunesse par les chansons de Piaf, Nana Mouskouri et Marcel Martel, elle fréquente avec aisance les univers très différents que sont la grande chanson française et le western québécois. Un cas unique!
Sainte-Félicité
Dans son village natal de Sainte-Félicité, près de Matane, Isabelle Boulay grandit face au fleuve Saint-Laurent, si large déjà à cet endroit qu’on l’appelle la mer. Ses parents tiennent un restaurant très populaire où trône un gros juke-box. Toutes les journées se déroulent au son des grands succès de l’heure : Ginette Reno offre ses Croissants de soleil, Claude Dubois rend hommage à ses Femmes de rêve, Dalida fantasme sur Gigi l’amoroso, Mireille Mathieu s’égosille sur La Paloma adieu, alors que du côté américain Dolly Parton cartonne avec Jolene et que Barbra Streisand émeut avec The way we were.
Comme la maman d’Isabelle est très occupée au restaurant, la petite est confiée à sa grand-mère Émilia et à sa tante Adrienne qui habitent avec la famille. Friandes de musique western, les deux femmes font écouter des disques à l’enfant pour l’endormir. C’est ainsi que bébé Isabelle en arrive à confondre l’amour familial avec les chansons de Marcel Martel, Paul Brunelle et la famille Daraîche. La mère d’Isabelle est également une avide lectrice du magazine Paris Match où l’on trouve tous les potins concernant les vedettes françaises, potins qu’elle partage avec sa fille.
À trois ans, en 1975, la petite regarde une photo de Nana Mouskouri sur la scène de l’Olympia de Paris et dit à sa mère cette phrase prémonitoire: «Un jour, moi aussi je vais chanter à l’Olympia!» L’année suivante, elle voit dans le magazine une photo du beau Jean-Paul Belmondo prise à l’hôtel Beau Rivage de Nice. Elle demande à ses parents d’inviter l’acteur à la fête donnée pour son quatrième anniversaire. «Je savais qu’il y avait un hôtel Beaurivage à Sainte- Anne-des-Monts, raconte-t-elle en riant, et je me disais que Belmondo pouvait bien faire quelques kilomètres pour venir me donner un bec.» Belmondo ne s’est jamais présenté à la fête, et sur toutes les photos de ce jour-là, Isabelle fait la baboune! Trente ans plus tard, la jeune femme a bien failli rencontrer Belmondo. «Il dînait souvent à une brasserie parisienne que je fréquente, dit-elle avec émotion. J’aurais pu aller le voir, mais je n’ai pas osé. Je suis certaine que j’aurais éclaté en sanglots sans pouvoir dire un mot. J’étais à ça de toucher l’idole de mon enfance, mais je suis partie. J’avais vécu la même chose lorsque j’ai rencontré l’acteur Bruce Willis, un autre héros de ma jeunesse. Je n’ai pu que lui brailler dans la face!»
Émilia et Adrienne ont souvent répété à Isabelle que de l’autre côté de la mer se trouve la France. Si bien que, la nuit venue, la fillette scrute l’horizon pour voir Paris, et elle y arrive! En fait, ce qu’elle voit, ce sont les lumières de Baie-Comeau sur la Côte-Nord, mais qu’importe: Isabelle est persuadée qu’elle voit luire la Ville lumière et rêve de la visiter un jour. Ce n’est pas si loin, après tout!
La mer au-dedans de soi
Aujourd’hui, à 42 ans, Isabelle Boulay rêve de retourner habiter au bord de la mer. «Même une cabane de pêcheur ferait mon affaire, confie-t-elle, rêveuse. La mer est pour moi un élément vital. Les moments les plus clairs de ma vie, quand je peux remettre les compteurs à zéro, c’est quand j’ai la mer en face de moi. Le vent, la mer me lavent de tout. La vue de l’océan m’apaise, me fait entendre ma voix intérieure. J’ai parfois l’impression de ne pas avoir assez d’espace au-dedans de moi pour prendre la respiration voulue, j’ai besoin d’un large horizon. Comme je ne supporte pas longtemps les zones grises ou troubles, je vais vers la mer pour me nettoyer la tête et retrouver mon espace de création.»
Les grands espaces. Isabelle en a fait le titre d’un album à saveur country qui se vend très bien ici et en France. De même que De retour à la source où elle roule Entre Matane et Bâton Rouge et où elle nous parle d’Adrienne, une chanson intimiste que Luc De Larochellière a écrite pour elle d’après ses souvenirs d’enfance. Comment expliquer qu’Isabelle Boulay soit aussi populaire en chantant du country qu’en reprenant les succès d’un géant de la chanson sur son récent album Merci Serge Reggiani? «Pour les Français, explique-t-elle, je représente la parfaite identité québécoise: une voix francophone et un coeur nord-américain. Pour moi, la France représente l’Amérique que chantait Joe Dassin, le pays des possibles, le rêve et l’aboutissement. Les Français me considèrent comme une chanteuse à voix, mais je suis plutôt une chanteuse réaliste comme l’était Édith Piaf. J’aime l’élégance, la noblesse et la poésie de la chanson française; je ne prends aucun texte de haut, j’essaie de me maintenir au coeur de la matière et de l’ennoblir si possible. Je ne nourris pas d’immenses prétentions et le public le sent.»
Isabelle et Serge
La genèse du disque Merci Serge Reggiani mérite d’être racontée. À l’été 2013, Isabelle Boulay vivait un triste moment. Un ami très cher allait mourir du cancer et, pour se consoler, elle écoutait en boucle les chansons qu’interprétait Reggiani. «Sa voix me donnait du réconfort, se souvient-elle, une voix humaine, à fleur d’émotion. Puis des inconnus que je rencontrais dans la rue ou ailleurs me demandaient si j’allais faire d’autres chansons qu’il avait fait connaître, après Le petit garçon et Ma fille. J’ai décidé de prendre le risque, énorme, d’y consacrer tout un album, sachant que le public ferait la comparaison entre l’émotion de Serge et la mienne. J’avais chanté avec Reggiani en 2003, un an avant sa mort, et la rencontre avait été magique. Un producteur m’avait amenée chez lui et Serge s’est tout de suite mis au piano: il m’a regardé dans les yeux tout le temps et nous avons répété Ma fille cinq ou six fois de suite. Puis il m’a dit avec le sourire: “À demain, sur scène!” Le lendemain, j’ai vécu ce moment comme un rêve et je ne me souviens plus trop de la réaction du public. On m’a dit que j’ai été très applaudie.»
Le disque faillit tout de même ne pas voir le jour. Une vedette de la chanson française, dont Isabelle préfère taire le nom, avait décidé d’enregistrer un disque hommage à Reggiani pour souligner le dixième anniversaire de sa mort. Mis au courant du projet d’Isabelle, ce grand chanteur a préféré se désister, un geste d’une grande élégance.
Le disque est devenu un spectacle qu’Isabelle promène en tournée ces temps-ci au Québec et en Europe.
Hello Dolly!
Serge Reggiani n’est pas la seule étoile à meubler le ciel d’Isabelle Boulay. Elle a chanté avec de grandes vedettes comme Johnny Hallyday, mais sa rencontre avec la reine du country américain Dolly Parton est particulièrement mémorable. Une rencontre qui la ramène directement à sa petite enfance. «Elle était la chanteuse préférée de ma grand-mère, raconte-t-elle. Émilia était très économe: afin d’épargner l’électricité, elle n’allumait son téléviseur que pour écouter les informations, la messe – à condition que ce soit le pape qui la dise – et quand Dolly Parton chantait.»
Dolly Parton est devenue aux États-Unis un symbole de la libération de la femme. Dans ses chansons, elle raconte souvent comment une femme peut atteindre le bonheur sans être au service d’un homme. Avec ses gros implants mammaires, qu’elle appelle mes filles, et son franc-parler, la chanteuse country est devenue un exemple à suivre pour plusieurs, dont la grand-mère d’Isabelle Boulay. «Ma grand-maman a vécu dans un silence imposé, elle n’avait pas voix au chapitre dans son couple, raconte la chanteuse. Pour elle, Dolly Parton représentait des valeurs profondes, le triomphe de la dignité dans les épreuves de la vie, la force des femmes toujours debout, jamais à quatre pattes devant l’autorité.»
C’est pourquoi, lorsque la légende du country féminin a accepté de chanter en duo avec Isabelle la chanson True Blue sur l’album Les grands espaces en 2011, ce fut un moment de grande émotion: «Nous étions dans un studio de Nashville et, en la regardant chanter doucement, je revoyais Émilia chanter près de mon lit. Inutile de dire que j’ai beaucoup pleuré pendant que Dolly enregistrait sa voix!» Oui, Isabelle Boulay pleure beaucoup!
Fille d’insoumises
Parler de sa grand-mère entraîne Isabelle dans un flot de confidences. Elle me dira qu’un jour Émilia a fait interner son mari, chose très rare à l’époque, et qu’elle a repris son nom de jeune fille pour vivre la tête haute. Les femmes de la Gaspésie ont du cran, c’est connu. Et c’est sûr qu’il a soufflé sur celles de la famille Boulay un vent de liberté rafraîchissant.
Sa tante Adrienne, fille-mère, fut forcée d’abandonner son enfant par une société très influencée par le clergé catholique. «Je ne comprenais pas pourquoi elle chantait constamment la chanson de Renée Martel J’ai un amour qui ne veut pas mourir, se souvient-elle. J’ai compris plus tard, lorsque Adrienne a retrouvé son fils. Ces femmes ont fait preuve d’un courage hors du commun.
À leur façon, elles se sont libérées de la soumission et moi, dans ma vie, c’est la chose à laquelle je travaille le plus fort. Je le dois aux femmes de ma famille, à ma mère, à ma grand-mère, à ma soeur, à ma tante. Quand je partirai, il n’y aura aucune cellule de soumission dans mes gènes, c’est certain!»
Transmettre ses valeurs
Isabelle a maintenant un fils de six ans et elle l’élève dans cet esprit de liberté. Cet enfant a changé sa vie. «J’ai toujours eu la fibre maternelle, explique-t-elle, mais désormais je suis la mère d’un petit individu, c’est une grosse responsabilité. Je veux lui transmettre mes valeurs fondamentales, à savoir qu’il faut mettre des efforts dans ce qu’on aime, qu’on peut aimer tout ce qu’on veut, mais qu’il faut y tenir fermement. Cet enfant a réactivé mon feu intérieur, l’amour et la confiance que j’ai dans la vie. Je l’élève avec son père, le producteur Marc-André Chicoine, et je suis contente de voir qu’il reçoit de l’affection de plein de gens, comme moi à son âge. Je suis maternelle, mais non fusionnelle; je ne suis pas jalouse de l’amour que d’autres lui donnent. Je suis comme Françoise Sagan qui a dit: “Je veux que mon fils me trouve toujours entre lui et la vie.” Mon chum m’a fait remarquer que toutes les femmes qui ont été importantes pour moi ont élevé leurs enfants seules. Il ne faut pas se faire imposer des règles de vie. J’ai un cheval sauvage en moi et ça lui arrive de ruer dans les brancards. Mon fils aussi rue déjà pas mal!»
Ce désir de transmettre les fruits de son expérience a amené Isabelle Boulay a reprendre son rôle de coach à l’émission La voix, de retour sur les ondes de TVA en janvier. Cette émission n’est pas une machine à fabriquer des stars; elle permet plutôt à de véritables talents de se comporter correctement sur scène. «Cette émission ravive ma propre passion, dit-elle avec enthousiasme. Je ne sais pas si j’aurais l’audace dont font preuve ces jeunes. Je leur dis qu’un chanteur doit se donner entièrement à travers sa voix. Quand on écoute Ginette Reno ou Renée Martel, on sent tous les replis de leur vie dans leurs chansons. Il faut qu’un chanteur me communique sa vulnérabilité, qu’il me donne accès à son monde intime. Il faut que sa voix reste à l’intérieur de moi. D’ailleurs, quand un être cher meurt, c’est de sa voix qu’on s’ennuie.»
Isabelle insiste aussi pour dire que le vedettariat ne doit pas être un objectif en soi. «Si on cherche d’abord la célébrité, la chaîne n’embarquera pas aussi facilement sur l’engrenage, dit-elle. L’amour du public se mérite. On ne peut pas faire ce métier en état constant d’équilibre. Il faut toujours repartir de zéro, se réinventer à chaque projet. Et s’il y a des choses qu’on n’a pas envie de faire, il vaut mieux ne pas les faire car on va rester pris avec pendant longtemps!» Message compris, les jeunes?
Parmi les projets qui lui tiennent à coeur, il y figure un autre album country, la preuve étant faite que le public suit Isabelle Boulay sur ces sentiers. Elle aimerait bien aussi enregistrer un disque de chansons traditionnelles de Noël. Sainte Nuit en duo avec Renée Martel? Ce serait chouette!
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