On a vu Elena à la télé avec Daniel Pinard et Josée di Stasio. Quant à Stefano, il était le chef attitré de l’émission Kampaï à Radio-Canada et de In the kitchen à la CBC. De plus, Elena dirige la quincaillerie Dante, un endroit devenu mythique dans le quartier de la Petite Italie, ainsi qu’une école de cuisine très fréquentée, Mezza Luna. Ajoutons que Stefano est copropriétaire de deux restaurants, Impasto et Gema. Leur relation mère-fils? Un vrai tourbillon, comme leurs vies.
Le nouveau monde
Elena a appris très jeune à se débrouiller dans l’adversité. Au coeur de son petit village natal de San Vittore Del Lazio, la guerre a laissé des traces profondes. L’Italie est moralement et physiquement dévastée, il n’y a pas de travail. Au grand désespoir de ses propres parents, le père d’Elena, Luigi Venditelli, prend la courageuse décision d’émigrer au Canada en 1952. Deux ans plus tard, il fait venir sa femme et ses enfants qui arrivent à la Gare centrale de Montréal en avril, en pleine tempête de neige. «Je n’avais jamais eu froid comme ça, se souvient Elena en frissonnant. Mon père nous a apporté des manteaux, des bottes et des foulards. La première chose que j’ai vue, ce sont les bancs de neige plus hauts que les voitures. Ce fut tout un choc!»
Afin de gagner sa vie, papa Venditelli décide d’ouvrir un magasin général pour les immigrés italiens comme lui. À la Ferramenta Dante, il vend de tout, c’è tutto per tutti, comme le dit fièrement son enseigne. Le magasin deviendra au fil des ans la quincaillerie Dante, une vraie caverne aux trésors pour les amateurs de cuisine. Les Venditelli ont d’abord une clientèle italienne et grecque, mais les francophones adoptent vite la quincaillerie, seul endroit où l’on trouve alors des ustensiles de cuisine faits en Italie. Le français et l’italien sont des langues parentes, et pourtant Elena va faire ses études primaires en anglais. «Les écoles étaient dirigées par les religieuses, se souvient Elena, et elles ne voulaient pas d’immigrants, même si nous étions catholiques. Elles nous disaient que toutes les places étaient prises. C’est pour ça que tant d’Italiens se sont assimilés aux anglophones. C’est dommage.»
Puis Elena va travailler à la quincaillerie, tout en terminant ses études secondaires aux cours du soir. «C’était la mentalité italienne, ajoute-t-elle. On est tous ensemble dans la famille, on s’entraide, et c’est tout. Il faut survivre!» Au fil des ans, c’est Elena et son jeune frère Rudy qui veillent aux affaires du commerce.
Lorsqu’on y entre, une chose étonne: des dizaines d’armes à feu sont alignées aux murs de la quincaillerie. «L’armurerie est une idée de mon petit frère, précise Elena. Les Italiens et les Québécois adorent la chasse, et à l’époque nous comptions un peu là-dessus pour nous nourrir. Rudy a développé la spécialité des fusils de chasse et les clients ont adoré ça. On a toute la gamme des Baretta, dont l’entreprise a été fondée en Italie en 1526, et aussi des Browning. Tout ce qu’il faut pour le petit et le gros gibier.» Un critique américain, parlant de la famille Faita, a dit que la rue Dante est «le seul endroit en Amérique où l’on trouve de quoi tuer un lapin, le faire cuire et le manger».
Perpétuer la tradition
Elena aura deux enfants: Cristina, qui vit maintenant en Italie avec son mari et ses deux enfants, et Stefano, lui-même père de deux fillettes. C’est Cristina qui a eu l’idée de fonder l’école de cuisine Mezza Luna. «Notre petit commerce devait faire face à la concurrence des grandes surfaces, explique Elena, et elle a pensé à diversifier nos intérêts. Elle a eu tellement raison! Aujourd’hui, les plus grands chefs viennent y donner des ateliers, ce qui assure la réputation de l’école.» Martin Picard, du Pied de Cochon, est un habitué. «Il est sorti quatre ans avec ma fille, confie-t-elle. Il m’a initiée à la cuisine française, et moi je lui ai donné mes trucs italiens. Il fait pratiquement partie de ma famille.»
Né en 1975, Stefano a grandi pour ainsi dire dans la cuisine de sa mère et de sa grand-mère. «Maman travaillait beaucoup et c’est ma grand-mère qui me gardait, se souvient-il. À cinq ans, je jouais à faire des pâtes avec elle. Je mettais de la farine partout, mais elle ne rouspétait pas et disait même qu’il faut faire des dégâts pour apprendre. Pour moi, c’était comme jouer avec de la plasticine, sauf que je mangeais mes bébelles à la fin de la journée!»
Le jeune homme a donc grandi en voyant sa mère sourire aux clients et échanger avec eux ses recettes traditionnelles. «Je tiens d’elle l’amour des gens, dit-il. Vous savez, ceux qui me voient en personne me disent que je suis exactement comme le personnage qu’ils ont vu à la télévision. C’est très important de rester fidèle à soi-même, de ne pas avoir la grosse tête parce qu’on passe au petit écran. Ma mère m’a enseigné le respect des autres et de moi-même; je crois que c’est le principe de vie le plus important et je l’en remercie tous les jours.»
Un cliché, venu probablement du cinéma, nous fait voir la mamma italienne comme un monstre d’amour, étouffant ses enfants sous des tonnes de sentiment et les protégeant jalousement de toute influence extérieure. Elena et Stefano en rient de bon coeur. «Eh qu’on n’est pas comme ça! s’exclame Stefano. Je vois ma mère tous les jours; quand mes filles quittent la garderie ou l’école, je les emmène à la quincaillerie où elles voient leur grand-mère. Pensez-vous qu’on a envie de se revoir en plus tous les dimanches soirs?» Elena renchérit: «Bien sûr, nous ne sommes pas une famille italienne typique, à cause de nos métiers. Je sais que dans certaines familles traditionnelles, le souper du dimanche chez la mamma est une obligation, mais les temps changent. Je n’ai jamais été une mère possessive. Au contraire, j‘ai toujours dit à mes enfants de voler de leurs propres ailes. C’est un prêtre italien qui m’a dit, à la naissance de ma fille: “Les enfants, on les met au monde, et puis, un jour, on les laisse partir.” C’est ce que j’ai fait. Aujourd’hui, quand ils viennent me voir, ce n’est pas par obligation!»
Mère absente
Au fil de la conversation, je remarque que Stefano se tortille un peu sur sa chaise lorsque je lui parle de sa relation avec sa mère. Malgré sa pudeur, il finit par avouer qu’Elena fut une mère absente pendant plusieurs années. «Aujourd’hui, dit-il, je comprends qu’elle devait travailler sans relâche pour faire rouler le commerce et nous assurer de quoi bien vivre. Mais à une certaine époque, je trouvais qu’elle nous délaissait un peu. Je n’ai pas eu toute l’écoute dont j’avais besoin, mais elle est une femme de sa génération. Même aujourd’hui, j’aimerais qu’elle passe plus de temps avec ses petites-filles. Quand elles auront 12 ans, ce sera trop tard; elle ne pourra plus jouer à la grand-maman. Mais que veux-tu, on ne la refera pas!»
Elena le regarde avec patience. «Eh, l’argent ne pousse pas dans les arbres. Il faut travailler dur pour mener une vie droite. Puis je vais vous dire: mon mari, qui a travaillé toute sa vie dans une imprimerie, a pris sa retraite il y a deux ans. Aujourd’hui, il est très malade. Je ne veux pas passer mes journées à la maison à le regarder dépérir. Alors je m’étourdis dans le travail, à la quincaillerie et à l’école. Ça explique pourquoi je suis comme je suis.» Stefano est à moitié convaincu. «Oui, mais tu devrais prendre plus de temps pour toi, te gâter un peu, tu le mérites. Tu devrais aller danser, voyager.» «Je ne peux pas partir avec ton père malade, rétorque la mamma. J’ai voyagé beaucoup, j’ai été apprendre les rudiments de la cuisine italienne régionale, mais il y a un temps pour tout! Je suis bonne dans ce que je fais, le travail me rend heureuse. J’adore les gens, ils me tiennent en santé. De toute façon, je suis présente pour mes petits-enfants.»
Cela dit, la nonna (grand-mère) Elena trouve que le contact est de moins en moins facile avec la jeune génération. Ses petits-enfants italiens sont venus la voir à Noël. «Je leur offrais de jouer aux cartes, dit-elle, et ils me regardaient avec un drôle d’air. Ils jouent aux cartes, mais sur leurs tablettes électroniques. Ces engins-là tuent la communication!» Stefano en rajoute: «C’est devenu ridicule, dit-il. Au restaurant, je vois souvent des couples qui passent tout un repas sans s’adresser la parole: ils textent sur leur téléphone intelligent! Est-ce possible? On va manger au resto pour avoir du plaisir ensemble, pour discuter en buvant du vin, pas pour prendre ses messages!» Le personnel d’Impasto a d’ailleurs reçu comme consigne de ne pas donner le code wi-fi du restaurant à la clientèle, mais cela fait des mécontents. Le jeune chef se souvient qu’à la table familiale, pendant le souper, la télé était éteinte et personne n’était autorisé à recevoir des appels téléphoniques. Aujourd’hui, ce règlement est appliqué chez lui, et ses filles ne s’en plaignent pas (encore). «On se raconte notre journée, on placote, on rit. C’est essentiel dans une vie de famille.»
La festa della mamma
Mai est le mois de la fête des Mères. Comment la famille Faita vit-elle cet événement? «Nous n’avons jamais entretenu le culte de la mamma, me dit Elena d’emblée, ce qui fait aussi de nous une famille italienne atypique. Cependant, nous rendons chaque année un hommage à ma mère et à ma belle-mère disparues. Chez les Italiens, la fête des Mères et celle des Pères sont très chargées en émotion. Ce sont deux journées où les cimetières sont remplis à pleine capacité. Nous déposons des fleurs sur leurs tombes, car il faut perpétuer notre respect. Une maman t’a donné la vie, le don le plus précieux sur terre. Il faut l’en remercier. Moi je leur parle.» Les yeux d’Elena s’embrument lorsque je lui demande ce qu’elle dit à sa maman décédée. «Je lui raconte ce qui m’arrive, comment je vais, comment vont ses petits-enfants, comment se porte mon mari. Elle est toujours présente dans mon coeur et j’ai l’impression qu’elle entend tout ce que je lui confie.»
Stefano ajoute: «Chez moi on fête ça chaque année. Les filles font un gâteau pour ma conjointe Isabelle, elles lui font des dessins aussi, ainsi qu’à Elena. C’est primordial de souligner le travail gigantesque qu’accomplit une mère dans l’année. Je dis à Isabelle à quel point je suis chanceux de l’avoir. Et elle aussi est chanceuse de m’avoir», ajoute-t-il dans un grand éclat de rire. Elena regarde son fils avec admiration et je lis dans son regard toute la fierté du monde. «Vous savez, me dit-elle, je voulais par-dessus tout que mes enfants deviennent des adultes indépendants, et j’ai réussi. Je n’ai pas été une mère contrôlante pour eux, je n’ai pas voulu les tenir en laisse comme certains parents italiens de l’ancienne génération. Aujourd’hui, je vois les jeunes Italo-Québécois qui reviennent s’installer dans la Petite Italie, et je me sens heureuse. On a fait quelque chose de bien.»
Stefano ajoute: «Rien ne me fait plus plaisir que de me promener dans le quartier et de rencontrer des vieilles dames italiennes habillées en noir qui me disent qu’elles sont fières de moi, parce que j’ai fait connaître l’héritage italien aux Québécois.» Sa mère a réussi le même pari avec la culture culinaire de son pays d’origine. Ce n’est pas pour rien que l’on associe la nourriture italienne au confort et au bien-être profond. Il y a dans cette cuisine quelque chose de rassurant. Mais, en bons Québécois qu’ils sont devenus, Elena et Stefano restent ouverts aux influences étrangères. «Dans le temps des Fêtes, raconte la mamma, on était trop fatigués pour cuisiner, alors on a fait livrer des mets chinois. Mes petits-enfants italiens n’ont pas voulu y toucher, au début, mais ils ont fini par tout dévorer. C’est ça, le Québec!»
La maman et son fils se regardent en riant aux éclats.
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