Le terme gaslighting est de plus en plus d’actualité. Conseils d’experts pour reconnaître cette forme de manipulation insidieuse et l’éviter.
Si le mot gaslighting semble sans lien avec la violence psychologique, c’est qu’il ne prend tout son sens que quand on connaît son origine: le film Gaslight, sorti en 1944 et judicieusement titré Hantise en français. Ce thriller met en scène un escroc désirant récupérer des bijoux entreposés au grenier d’une demeure où il vient d’emménager avec son épouse. Il se lance alors dans une habile entreprise visant à la faire douter de sa propre santé mentale: il subtilise divers objets, puis l’accuse de les avoir pris, en venant même à la traiter de cleptomane. Lorsqu’elle affirme avoir remarqué que, certains soirs, les lampes à gaz de la maison vacillaient, il rétorque que son imagination lui joue des tours. Mais voilà, c’est bel et bien parce qu’il allume ces lampes au grenier lors de ses fouilles que l’intensité de la lumière baisse au rez-de-chaussée. D’où le terme gaslighting, qu’on traduit maintenant par détournement cognitif.
Un outil dans l’arsenal du manipulateur
Comme le résume le psychologue montréalais Hubert Van Gijseghem: «Il s’agit d’une forme d’abus psychologique où il y a manipulation d’informations pour faire douter la victime de ses capacités intellectuelles ou cognitives, telles que sa mémoire ou sa perception de la réalité.»
Attention, toutefois. Deux personnes peuvent très bien avoir des perceptions différentes sans qu’il y ait détournement cognitif. «Prenons un couple de longue date qui s’obstine sur un événement de son passé, mentionne le psychologue. Comme la mémoire a une propriété constructive, c’est-à-dire qu’un souvenir s’y grave en fonction de notre connaissance du monde et de ce qu’on est aujourd’hui, un souvenir commun peut différer chez deux individus. Ainsi, ils peuvent se chicaner au sujet de qui leur a avancé des fonds pour l’achat de leur maison! Dans un cas de gaslighting, on aurait exactement la même discussion, sauf que l’un des deux aurait pour objectif de manipuler l’autre, de le faire sentir nul, coupable, cheap, incapable…»
Une intention de manipulation est donc requise pour qu’il y ait détournement cognitif. «La personne sait qu’elle ment, qu’elle est en train de berner l’autre, signale Claudine Thibaudeau, travailleuse sociale et responsable du soutien clinique et de la formation à SOS violence conjugale. Elle veut notamment mettre en doute la perception que la victime a d’une situation, lui faire perdre confiance en elle, installer son emprise, gagner du pouvoir. Et, souvent, l’agresseur se sent légitimé de le faire. Il n’aime pas qu’on lui fasse des reproches, par exemple, alors il nie la réalité.»
Comme dans toute situation de manipulation, l’abuseur commence en douceur. Il doit d’abord se montrer aimable s’il veut séduire sa victime. Puis, progressivement, il tisse sa toile. Il dément des choses qui se sont bel et bien produites: «Je n’ai jamais dit ça!», «C’est dans ta tête!», «Ça ne s’est pas du tout passé comme ça!» Il prête des gestes ou des paroles à l’autre: «C’est toi qui m’as promis ça!», «Tu m’as forcé à le faire.» Il blâme l’autre dans le but de l’amener à se remettre en question: «Tu es trop sensible.», «Tu dramatises toujours!», «Les gens trouvent que tu es…»
«Souvent, le gaslighting n’est pas la seule stratégie d’un agresseur, mais un outil qui fait partie de son arsenal», ajoute la travailleuse sociale. Et qui s’inscrit dans la violence psychologique globale.
Qui abuse qui?
Même s’il n’existe pas de portrait-type de l’abuseur, le détournement cognitif est majoritairement utilisé par des hommes, le plus souvent au sein de relations amoureuses, même s’il peut survenir au travail, dans la famille ou entre amis.
«On observe davantage de violence de tout ordre – psychologique, sexuelle, physique, mentale, économique – chez les personnes présentant un trouble de la personnalité de type antisocial ou narcissique. Les gens ayant une personnalité narcissique sont les meilleurs manipulateurs du monde, et quand on examine sa prévalence à l’échelle de la planète, elle est beaucoup plus élevée chez les hommes, soutient Hubert Van Gijseghem. Par contre, beaucoup de manipulateurs ne seront jamais violents physiquement. Et beaucoup d’hommes violents physiquement sont trop stupides pour être de bons manipulateurs! Car ça demande une aptitude.» Et comme le détournement cognitif repose sur la déformation de la réalité, il devient difficile de l’exercer sur plus d’une personne. «L’abuseur prête le flanc à la détection s’il tente d’en manipuler plusieurs à la fois, parce que l’une ou l’autre peut démentir et prouver ce qui s’est passé», précise le psychologue.
Quant à savoir s’il y a des personnes plus à risque que d’autres d’être manipulées par ce procédé, la travailleuse sociale Claudine Thibaudeau est catégorique: «La réponse est non, et c’est important de le souligner. Les gens ont l’impression que certaines personnes sont plus manipulables que d’autres, ayant des préjugés du type “elle est crédule”, “elle n’est pas tellement allumée”, mais n’importe qui, même quelqu’un de spécialisé en violence conjugale, peut se faire manipuler.» À ce sujet, Hubert Van Gijseghem apporte une nuance: «La personne qui a des traits dépendants est plus à risque de l’être.»
Des signes difficiles à déceler
Parce qu’il est par définition sournois, le détournement cognitif n’est pas facile à détecter. «Je n’aime pas parler de drapeaux rouges, parce que c’est comme dire que la victime devrait pouvoir les repérer, déclare Claudine Thibaudeau. Plus la violence est subtile, plus c’est compliqué de l’extraire de son contexte et de la voir pour ce qu’elle est. Généralement, ça prend du temps avant de constater que c’est une dynamique, et non un comportement isolé ou simplement quelqu’un qui a une perception différente des choses.»
Par contre, on peut assurément s’interroger «si on a l’impression d’être constamment remis en question, d’avoir un peu trop souvent tort dans nos échanges et de se faire fréquemment dire qu’on n’a pas raison, poursuit-elle. Quand on reçoit des appels de personnes manipulées à SOS violence conjugale, elles nous disent: “Je sais que j’ai tendance à exagérer, je ne suis plus sûre de rien.”»
On peut ainsi rester toute sa vie avec un abuseur mental, prévient Hubert Van Gijseghem. «Ces victimes ne voient pas la malfaisance et, plutôt que de contester la parole de l’autre, elles préfèrent se remettre en cause elles-mêmes. Et c’est très grave de douter de sa propre santé mentale! C’est l’équivalent d’une mort psychologique. Ce sont les gens qui perçoivent les signes qui seront capables de s’en sortir.»
Comment te dire adieu
Si on perçoit des indices de détournement cognitif, on peut toujours commencer par les documenter, suggère Claudine Thibaudeau. «Avoir noté plusieurs événements peut nous permettre de prendre un pas de recul, de nous faire notre propre idée et d’avoir une vision plus claire. Parce que l’abuseur, lui, a avantage à nous garder le plus possible dans le brouillard. Il faut bien sûr faire attention à l’endroit où on conserve ces notes – pas à la maison si on habite avec lui, ni dans un appareil électronique auquel il a accès physiquement ou à distance.»
Ensuite, on peut se faire aider pour préparer un plan afin de quitter notre manipulateur. Des organismes comme SOS violence conjugale peuvent nous soutenir et nous diriger vers des ressources appropriées. «La fuite, c’est la seule bonne solution avec les manipulateurs, affirme Hubert Van Gijseghem, mais elle comporte le danger que ça vire au drame.» Un risque que connaît trop bien Claudine Thibaudeau, qui invite les victimes à passer le test d’autoévaluation Y a-t-il des comportements violents dans ma relation? sur le site sosviolenceconjugale.ca, dans la section «Je m’interroge».
Bref, si le gaslighting est un terme relativement nouveau, cette forme de manipulation, elle, a toujours existé. «Mais c’est bien qu’on lui donne un nom, qu’on en parle, comme dans cet article, estime la travailleuse sociale. Parce que plus on met cette tactique en lumière, plus ce sera facile pour une victime de l’identifier.» Et moins d’entre elles se croiront folles… bien à tort.
Quand un proche en est victime
Il peut arriver qu’on soit témoin d’un épisode de détournement cognitif ou que le comportement d’une amie nous inquiète parce qu’on la soupçonne d’en être victime. Dans un tel cas, que faire?
«Il faut intervenir, mais avec grand respect, conseille la travailleuse sociale Claudine Thibaudeau. On ne doit pas essayer de convaincre la personne concernée, mais lui exposer notre vision sans l’imposer, pour qu’elle puisse tirer ses propres conclusions. On doit aussi lui offrir de l’aide et du soutien, lui dire qu’on est là pour elle. On peut également lui fournir de l’information sur le détournement cognitif. Et il faut rester présente dans sa vie, car les manipulateurs tentent de faire le vide autour de leur victime.»
Ressources utiles
• SOS violence conjugale: sosviolenceconjugale.ca ou 1 800 363-9010.
• Ordre des psychologues du Québec: ordrepsy.qc.ca ou 1 800 561-1223.
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