Le chanteur de charme préféré des Québécoises n’a pas dit son dernier mot. Confessions d’un crooner au grand cœur.
Ville de Québec, fin des années 1950. Au cabaret Chez Gérard, une jeune vedette dans la vingtaine fait salle comble. Grand gagnant du Gala des Splendeurs avec la chanson Buenas noches mi amor, un garçon aux yeux doux originaire de Thetford Mines, Michel Louvain, né Michel Poulin, fait crier de plaisir les jeunes et moins jeunes filles. Un critique portoricain l’a baptisé the bedroom eyes singer(le chanteur aux yeux d’alcôve). Dans tout le Québec, les femmes se pâment en écoutant «Quand la radio joue cet air-là, je me souviens d’avoir aimé un certain sourire…» Michel Louvain est devenu l’amant virtuel des Québécoises. Soixante ans plus tard, le beau gosse remplit toujours les salles. Un parcours impressionnant, surtout quand on connaît ses origines.
Grandir à Thetford Mines dans les années 1940 n’est pas de tout repos pour un garçon qui affiche déjà sa grande sensibilité. La famille Poulin, sept enfants à table, n’est pas riche, mais fière. Chaque matin, le père enfile son habit de mineur et descend à des centaines de mètres pour extirper du sol le fameux amiante, ce minerai miracle qui doit permettre au monde entier de vivre dans des édifices à l’épreuve du feu. La demande a explosé et la mine roule à plein régime. C’était avant qu’on découvre que l’amiante est cancérigène et qu’il tuait les mineurs à petit feu… Tous les jours, à 16 h 30, Michel voit son père revenir exténué, le visage et les vêtements noircis de poussière. «Quand il partait travailler le matin, on voyait bien que papa n’avait pas mangé à sa faim. Mais il laissait de la nourriture sur la table pour que nous ayons le ventre plein à l’école. C’est plus tard que j’ai réalisé la grandeur de son sacrifice.»
Différent dès l’enfance
Jeannette, la maman du clan, ne veut pas que les gens disent du mal de sa famille. Chaque matin, elle repasse consciencieusement les habits de ses enfants pour qu’ils soient propres et beaux. Le chanteur en restera marqué pour la vie: «Encore aujourd’hui, je ne sors jamais sans repasser mon pantalon et mon veston. Mon fer à repasser me suit partout, en coulisse comme en voyage. Je serais malheureux que les gens me trouvent négligé. C’est devenu une fixation, une sorte de folie douce.»
Dans la cour d’école, le petit Michel refuse de jouer avec ses camarades pour ne pas salir ses vêtements. Les autres fils de mineurs s’en donnent à cœur joie et se moquent du «petit précieux». Le garçon sait au fond de lui-même qu’il est différent, mais que faire dans une ville de «toffes»? À 17 ans, sa créativité s’exprime comme elle peut: Michel est décorateur dans un grand magasin de la ville pour 45 $ par semaine et il chante le samedi dans les clubs de Saint-Georges de Beauce et d’East Angus. Il y gagne 5 $ par prestation. «Je me gardais 10 $ et je remettais ma paye de magasin à maman. Ça donnait un gros coup de main à la famille.»
Le grand frère est parti faire carrière comme chanteur à Montréal et Michel aimerait bien l’y rejoindre. Il a 20 ans lorsqu’on lui propose un contrat de six mois comme chanteur dans un club de Sherbrooke. Il faut alors quitter le nid familial. Pour son père, les grandes villes sont des lieux de damnation: il y a des meurtres mafieux chaque semaine et on y rencontre des femmes aux mœurs légères. Pas question d’y perdre un deuxième fils! La mère de Michel, éternelle complice de son garçon, fera comprendre à son mari que le jeune homme étouffe à Thetford. Le père se résigne et Michel part pour Sherbrooke. Il s’appelle désormais Louvain, comme dans love. Six mois plus tard, il arrive à Montréal, où ses yeux charmeurs et sa voix douce lui ouvrent toutes les portes.
Un amour qui dure
Auréolé de succès, Michel Louvain fait les beaux jours de la Casa Loma et des autres cabarets de la province. Il trône au sommet du palmarès avec ses chansons aux prénoms féminins: Louise, Lison, Sylvie. Chaque disque cartonne. Des émissions comme La Voix et Star Académie n’existent pas encore, les artistes de cabaret apprennent donc leur métier à la dure, une période que Michel Louvain ne voudrait jamais revivre: «Nous n’avions pas de loge. On devait attendre notre tour au sous-sol, entre les tuyaux de chauffage. Les micros fonctionnaient une fois sur deux, les éclairages étaient nuls. Parfois, il y avait quatre spots par terre qui nous éclairaient le visage comme des monstres d’Halloween... Comme je plaisais aux femmes, les gars qui les accompagnaient étaient jaloux. Ils parlaient fort et faisaient du bruit avec leurs grosses bières. Mais qu’importe, quand la musique commençait, je me sentais pousser des ailes et j’étais heureux!»
Un jour, Michel accompagne la tournée de Jean Grimaldi avec Manda Parent, La Poune, Juliette Pétrie, Claude Blanchard et sa compagne, Armande Cyr: «Comme il n’y avait pas de coulisses, nous étions tous cachés sur la scène, derrière des gros paravents. Blanchard et sa femme ont commencé à se disputer, le paravent est tombé et l’engueulade a continué. Le public pensait que ça faisait partie du vaudeville. On a relevé le paravent et j’ai chanté mes succès. Je me sentais petit dans mes culottes!»
Puis, la télévision est arrivée, signalant la mort des cabarets. Le public ne veut plus payer pour voir des artistes alors qu’ils chantent gratuitement dans son salon. Michel Louvain, lui, quitte les clubs pour les grandes salles, comme Wilfrid-Pelletier, à la Place des Arts. Fidèles, ses admiratrices le suivent au fil des décennies. Aujourd’hui encore, quand il apparaît sur scène, un grand frisson parcourt la salle et ses fans se mettent à frétiller comme lorsqu’elles avaient 15 ans. Le chanteur est conscient de cet amour inconditionnel: «Le public et moi sommes comme un vieux couple. Qu’y a-t-il de plus merveilleux?»
La famille au cœur
Bien des chanteurs de charme ont disparu de la scène lorsque leurs charmes sont devenus moins évidents. À 83 ans, Michel Louvain en fait 30 de moins sans avoir eu recours à la chirurgie ou au botox. «J’habite à deux minutes d’un gym, je passe devant plusieurs fois par jour. Et je n’y suis jamais entré!» Le chanteur constate que sa simplicité et son respect du public ont assuré sa longévité artistique. «J’ai connu des artistes à la tête enflée qui se croyaient plus intelligents que leur public, et le public s’en est rendu compte. Je le dis dans ma chanson Comme vous: je ressemble àceux pour qui je chante, ils sont devenus ma famille et je les aime.»
Le thème de la famille revient souvent quand on parle avec Michel Louvain, restémarquépar sa difficulté à communiquer avec son père. Trente ans après sa mort, il regrette encore que leur relation ait été surtout muette: «Parfois, ma mère me disait à quel point il était fier de mes succès, mais il en parlait peu. Quand les gars de la mine lui disaient que j’avais bien chanté à la télévision la veille, il le répétait à tout le monde, sauf à moi. Un jour, mes parents sont venus m’entendre chanter à Montréal. Après, je les ai amenés au restaurant pour leur payer la traite. Quand mon père a vu le montant de la facture, il a pâli et m’a dit: « Tu sais qu’avec cet argent-là, ta mère et moi, on pourrait vivre un mois. » J’ai le coeur qui craque chaque fois que j’y pense.» Sans être religieux à outrance, Michel est persuadé que ses parents veillent sur lui de «là-haut». Si c’est vrai, ils font du sapré bon travail, car la carrière de leur fils connaît des épisodes étonnants!
Ouvert aux belles folies et aux joyeuses complicités, Michel Louvain a notamment fait la preuve que l’humour et l’autodérision sont appréciés au Québec. Depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération le découvre et rend hommage à sa persévérance. Le groupe The Lost Fingers a enregistré La dame en bleu avec lui, il a étéinvitéau spectacle des Porn Flakes et a chantéavec Éric Lapointe au Show du Refuge de Dan Bigras. Dans un Gala Juste pour rire en juillet 2013, Michel est monté sur la scène du Saint-Denis chanter le tube Gangnam Style avec choeurs et danseurs. «J’ai passé plusieurs nuits blanches à mémoriser les paroles en coréen. Il a aussi fallu apprendre la chorégraphie originale de ce succès planétaire. J’étais vraiment nerveux. Je n’aurais pas voulu que mon corps me lâche!»
Des projets plein la tête
Rien à craindre, une belle énergie continue de l’habiter sur scène. De toute évidence, Michel Louvain a travaillé fort: «Un disque pareil nécessite deux ans de gros travail, et je ne sais pas si à plus de 80 ans, j’aurai la force de recommencer. Tant que la santé me le permettra, j’aimerais chanter pour mon public et vieillir avec lui. Dalida disait qu’elle voulait mourir sur scène, mais, quand on y pense, ce n’est pas très romantique. Il y a quelques années, je me faisais une fête d’aller voir mon idole Tony Bennett, qui avait 82 ans, à la Place des Arts. Il a dit à la foule qu’il était très heureux de chanter à Toronto (!), avant d’enchaîner trois chansons et de repartir en coulisse. Je ne veux pas finir comme lui. Quand j’en serai réduit à radoter sur scène, j’accrocherai mon micro. Je n’attendrai pas qu’on me montre la porte. Entre–temps, je me croise les doigts: j’ai la santé, ma voix est belle, mon public m’aime, alors, je continue! Une chose est certaine: je ne deviendrai jamais une loque pathétique sur scène.» Pas de danger que cela se produise pourtant, le beau bonhomme a plusieurs fers à repasser en réserve!
Info: michel-louvain.com
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