À 81 ans, l’artiste bien-aimée ne veut rien prouver aux autres, seulement s’exprimer autrement et librement sur la vie, les gens et la société.
En 60 ans de carrière, Louise Forestier a marqué la culture québécoise par son talent comme par son audace. À 81 ans, la voilà qui lance Vieille Corneille, un nouvel album complètement différent de ce à quoi elle nous a habitués, démontrant qu’elle ose toujours prendre des risques. Cet oratorio électro, dans lequel elle réfléchit au monde en constant changement, est aussi un cadeau à la génération de sa petite-fille, à qui elle espère transmettre sa fougue.
Dans votre nouvel album, vous changez complètement de registre. Pourquoi?
La vie m’a apporté ça! Ces dernières années, j’ai lu énormément de philosophie, j’ai fait une ruelle verte avec mes camarades dans mon bloc. J’ai vécu d’autres choses que la merveilleuse vie de chanteuse et d’auteure. Alors, avec ce nouvel album, j’ai fait autrement. La première pièce, Vieille Corneille, est celle qui est davantage sous la forme d’une chanson. C’est Michel Rivard qui en a fait la musique. Mais toutes les autres sont plutôt sous la forme de récits qui deviennent de plus en plus lyriques.
Qu’est-ce qui vous a inspiré les différents sujets que vous abordez dans les textes?
Le changement de société qu’on est en train de vivre depuis le début du nouveau millénaire. C’est une lente transformation qui soulève toutes sortes de choses intéressantes. En lisant beaucoup, je suis très ouverte à tout ce qui se passe. Et la vieille corneille est ma messagère, c’est elle qui m’inspire ces sujets! La corneille est aussi mon alter ego. J’ai toujours été très proche des animaux. Je les ai toujours entendus et compris. J’ai beaucoup appris d’eux, entre autres à observer. Je suis moi-même un animal, on l’oublie souvent. Par contre, je n’ai pas appris à chanter comme une vieille corneille!
Vous avez déclaré que ce nouvel album se veut une sorte de legs à votre petite-fille, Gabriella. Que souhaitez-vous transmettre à cette dernière?
C’est une jeune femme de 19 ans. Je vais lui transmettre ce qu’elle va vouloir prendre. Cet album, c’est un cadeau à une autre génération. Ma petite-fille, c’est un symbole. Peut-être que les jeunes vont trouver mon cadeau laid et qu’ils n’aimeront pas ça. Et je ne dis pas ça par manque de confiance. Quand on fait ce métier, on finit par comprendre qu’il faut abandonner sa musique au public. Cet album, c’est un cadeau que je me suis fait à moi. Un artiste qui n’a pas appris à se faire plaisir va radoter la même affaire pendant 50 ans, il ne prendra pas de risque. Et renouer avec la musique me fait plaisir. Beaucoup!
En tant qu’artiste, qu’espérez-vous faire entendre à cette nouvelle génération?
Qu’il faut faire ce qu’on aime dans la vie, dire ce qu’on a à dire, réfléchir et ouvrir ses horizons. J’ai utilisé une forme d’écriture qui vient des entrailles. Ce sont mes ovaires qui parlent. J’invite à lâcher le contrôle, à s’ouvrir, à se laisser aller, à écrire sans se juger, à ne pas faire la morale.
L’écriture qui vient de vos ovaires. L’image est forte! N’est-ce pas quelque chose que vous dites également à propos de chanter?
C’est vrai! C’est un professeur qui m’a dit ça un jour: «Il faut chanter avec ses ovaires.» Je ne sais pas s’il disait aux gars de chanter avec leurs couilles! Ça m’a marquée, parce qu’avoir des ovaires, c’est avoir la possibilité de mettre quelque chose au monde. Et émettre un son, c’est donner la vie au corps entier. C’est tout le corps qui est un instrument.
Voulez-vous envoyer un message à votre public par vos textes?
Le mot «message» me dérange, parce que c’est de la transmission, de la réflexion, des impressions. Chacun va s’en faire un message. Les textes sont ouverts, il n’y a pas de conclusion, je ne blâme personne. Je parle de faits, de comment les choses changent. C’est très difficile de nager dans notre époque, parce que les changements sociaux sont extrêmement rapides avec les nouvelles technologies, comme les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. C’est difficile de faire la leçon à qui que ce soit, parce qu’on peine à réfléchir tellement les choses vont vite.
Dans la pièce Ce n’est pas demain, vous dites tout de même que «la chasse aux vieux est commencée». Comment percevez-vous le traitement des aînés dans la société québécoise?
Les histoires des vieux dans les résidences pour aînés (RPA) pendant la pandémie m’ont beaucoup frappée. Même avant la pandémie, j’étais choquée de voir à quel point l’âgisme s’est installé au Québec depuis les années 1950 ou 1960. Je regarde tout ça aller et je me dis qu’il faut être fait fort.
En vivez-vous, de l’âgisme, en tant que personnalité publique?
Je le vois autour de moi, mais je ne le vis pas beaucoup. Je suis une soliste, j’ai moi-même créé mes propres jobs et mes propres shows. J’ai une formation d’actrice, mais quand j’ai compris qu’il fallait attendre qu’on nous choisisse pour un rôle, j’ai trouvé ça insupportable. Il fallait que je gagne ma vie et vite. Pour moi, chanter, ç’a été la façon d’être autonome le plus vite possible, et ça continue aujourd’hui.
Cet album est-il une façon de prouver votre pertinence, en tant qu’artiste, en tant que femme?
Je n’ai rien à prouver! Si après 60 ans de métier et plus de 80 ans de vie, tu veux encore prouver quelque chose, ça ne va pas bien. C’est le temps de transmettre, pas de prouver.