Deux femmes victimes d’éviction se confient: «Les propriétaires n’avaient aucune empathie»

Deux femmes victimes d’éviction se confient: «Les propriétaires n’avaient aucune empathie»

Par Alexandre Petitclerc, Université de Montréal

Crédit photo: iStock

On s’intéresse peu aux rapports sociaux dans le contexte de la crise du logement. Raconter cette crise et penser une justice du logement nécessite alors de comprendre les manières par lesquelles se manifestent ces rapports de plus en plus inégaux autour du logement.

En tant que candidat au doctorat en philosophie politique à l’Université de Montréal, je m’intéresse à la crise du logement à partir des droits socio-économiques. Ma thèse cherche à démontrer que ces droits, comme celui au logement, sont nécessaires pour garantir des rapports sociaux justes au sein des démocraties comme le Canada ou le Québec.

J’ai scénarisé dans ces circonstances le court-métrage Juste un toit, réalisé par Emmanuel Rioux. Il s’agissait, avec ce projet de film, d’approcher la crise du logement à partir de ceux et celles qui la subissent.

Un travail double

Juste un toit est un court-métrage documentaire d’une vingtaine de minutes qui raconte les luttes parallèles de deux Montréalaises, Frances Foster et Jeannette Chiasson, contre la perte forcée de leur appartement.

Tourné au printemps 2023, le documentaire conjugue la théorie et l’expérience: tandis que la philosophie politique et les sciences sociales permettent de réfléchir l’accès au logement par rapport à des enjeux de justice sociale, le travail documentaire et la générosité de Jeannette Chiasson et Frances Foster nous font comprendre le problème à partir de l’expérience vécue de l’éviction.

En ce sens, il m’apparaît nécessaire de traiter de l’expérience vécue de la crise du logement, notamment des évictions, non seulement pour faire émerger ces histoires d’injustice dans l’espace public, mais aussi pour faire avancer la recherche sur les rapports sociaux qui s’opèrent autour du logement.

L’expérience sociale de l’éviction

Il a été dit et redit que l’immobilier est un moteur de l’accroissement actuel des inégalités socio-économiques. L’immobilier constitue un véhicule financier important, autant pour les petits propriétaires que pour les grands fonds d’investissement.

Évidemment, un petit propriétaire occupant qui possède un duplex n’a pas la même responsabilité qu’une compagnie immobilière transnationale dans le développement du marché du logement. La démarche ne vise toutefois pas à désigner des coupables, mais à montrer comment certains phénomènes – comme l’éviction – portent une atteinte singulière au «sentiment d’égalité» entre les personnes qui prennent part au marché du logement.

Dans l’état actuel du marché du logement, un propriétaire et un locataire ne jouissent pas de manière égale de leurs droits et libertés relatifs à leur logement. Pour le dire simplement : un propriétaire ne court pas le risque de perdre son lieu de vie aux mains de quelqu’un d’autre.

Le problème de l’éviction expose des considérations souvent négligées lorsqu’on pense la question du logement et ce qu’elle a de social. Je m’intéresse notamment au sentiment d’égalité entre propriétaire et locataire lorsque le premier peut forcer le second à quitter son lieu de vie. La méthode du documentaire permet de faire émerger ces considérations philosophiques pour mieux les penser.

L’approche cinématographique et le sentiment d’égalité

La démarche derrière un film comme Juste un toit se situe précisément dans cet espace que la philosophie politique ne peut que difficilement relater: celui de l’expérience vécue de l’éviction.

Le film permet à cet égard d’humaniser un processus qui tend à invisibiliser ceux et celles qui le subissent. En deçà des statistiques et des termes génériques de «locataire» et «locatrice», il se cache en effet chaque fois une histoire particulière.

C’est ici, bâti pendant plus de 30 ans, le rapport d’une octogénaire à son logement, à son voisinage, à sa routine. C’est là l’histoire d’un homme qui a préféré mourir plutôt que quitter son domicile où il vivait depuis 40 ans.

La question se pose ainsi de savoir à qui appartient vraiment notre parc immobilier. À qui appartient vraiment – pas seulement au sens légal, mais humain – un logement habité depuis plus de 30 ans par une même personne. Admet-on l’intolérable en dépouillant – même légalement – ces gens de leur logis? Prend-on suffisamment en compte la détresse et l’angoisse qui en découlent?

Ce sont ces questions philosophiques, éthiques et sociales que mettent au jour les histoires de Jeannette Chiasson et Frances Foster.

Un cas parmi des milliers

Même si certaines dispositions légales permettent l’éviction, la personne évincée peut vivre un sentiment d’injustice quant à son éviction. C’est le cas, entre autres, de Jeannette Chiasson. Résidente du quartier de Verdun depuis des décennies, Jeannette a été victime d’une tentative de rénoviction. Les nouveaux propriétaires souhaitaient reprendre son logement et les trois autres adjacents pour s’y installer après avoir effectué des rénovations d’envergure.

 

«Ce qui m’a fait le plus mal, c’est l’attitude des propriétaires. Ils n’avaient aucune empathie.»
– Jeannette Chiasson, extrait du film Juste un toit.

 

L’histoire de Jeannette montre qu’il est incohérent pour une société basée sur l’égalité de droits de tolérer de grandes situations de déprivation en matière de logement.

En ce sens, il ne s’agit pas simplement de penser à une juste distribution des logements. Bien qu’il soit nécessaire de s’interroger sur les mesures à prendre pour construire de nouveaux logements ou pour compenser financièrement certaines évictions, il n’en demeure pas moins qu’il existe une forme d’inégalité qui pose un enjeu philosophique. La question se pose de savoir pourquoi nous tolérons une dynamique inégalitaire aussi flagrante entre Jeannette et ses nouveaux propriétaires?

Repenser le droit de propriété

Il apparaît ainsi nécessaire de repenser le rapport social entre locataire et propriétaire, ainsi que le rôle du droit à la propriété privée. Sans en passer par un long détour via l’histoire du concept, il est nécessaire de noter que l’attrait de la propriété n’est pas sans fondements. On désire souvent accéder à la propriété parce qu’elle confère une forme de liberté par rapport à autrui: on peut faire ce qu’on veut dans son espace, et personne ne peut interférer avec ce projet.

On peut donc imaginer que si tout le monde était propriétaire, tout le monde serait libre de manière égale – du moins dans son espace. Pour certains, il s’agit alors de remettre à l’avant le caractère égalitariste du droit de propriété et de le prendre au sérieux.

Les politiques qui favorisent l’accès à la propriété – comme le CELIAPP – sont le reflet contemporain de cette idée en réalité très ancienne. Néanmoins, le nerf du problème concerne peut-être moins l’accès à la propriété, que l’incertitude entourant la location.

Le plus important consiste peut-être à prendre au sérieux les conséquences sociales des conditions qui permettent de générer un sentiment d’inégalité entre des personnes participant à un marché comme celui du logement. Il ne s’agit donc pas nécessairement de limiter les pouvoirs des propriétaires, mais bien de renforcer le droit de propriété en le réfléchissant à partir de sa capacité à promouvoir l’autonomie.

Il convient alors de dire qu’il serait possible de modifier certaines dispositions du marché du logement de sorte que son développement nuise moins – voire pas – à la relation d’égalité dont devraient jouir autant des gens comme Jeannette et Frances que leurs propriétaires. En plus des mesures souvent proposées, comme un registre des loyers ou la construction de logements sociaux ou à but non lucratifs, cela peut correspondre à un renforcement des droits des locataires en limitant les évictions et ses effets ou en imaginant un renforcement des droits de location, comme le propose la philosophe Katy Wells.The Conversation

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. 

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