L’automne approche, et les forêts tempérées canadiennes vont bientôt nous offrir une magnifique palette de rouges mêlés de jaunes et d’ocres. Ces couleurs vives disparaîtront ensuite, à mesure que les feuilles tomberont au sol, laissant les branches des érables, des bouleaux et des peupliers nues. Le spectacle automnal est moins spectaculaire dans les forêts de conifères, dont les arbres gardent leurs aiguilles vert foncé tout l’hiver.
Ce contraste nous est familier, mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi certaines espèces d’arbres perdent leurs feuilles à l’automne, tandis que d’autres restent vertes toute l’année? Est-ce que cela reflète une adaptation des arbres à leur environnement? Ces questions ont intrigué les écologues depuis longtemps, mais ce n’est que dans les dernières années qu’un cadre clair a émergé, permettant de mieux comprendre la signification de cette caractéristique des arbres.
Je suis chercheur en écologie forestière à Carbone boréal, une infrastructure de recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Notre équipe étudie le rôle de la forêt boréale dans le cycle global du carbone et cherche les meilleures pratiques de gestion des forêts pour atténuer les effets des changements climatiques.
À chaque trait foliaire son habitat
Les espèces d’arbres sempervirentes conservent leurs feuilles tout au long de l’année. Au Canada, les arbres sempervirents les plus communs sont les pins, les sapins et les épinettes. En revanche, les espèces d’arbres décidues, comme l’érable, l’orme, le tremble, le bouleau, etc., ne portent aucune feuille pendant une période de l’année.
À nos latitudes, ces arbres perdent leurs feuilles à l’automne pour éviter les conditions peu favorables de l’hiver, mais dans d’autres régions du monde, comme dans le biome méditerranéen, certaines espèces perdent leurs feuilles au début de l’été, ce qui leur permet d’éviter un stress hydrique.
De manière générale, la durée de vie des feuilles des espèces décidues est de quelques mois seulement, tandis que celle des espèces sempervirentes dépasse souvent une année, permettant ainsi la coexistence de plusieurs cohortes dans la canopée. Les aiguilles de l’épinette noire peuvent par exemple vivre sur ses branches pendant plus de 20 ans.
On pense que les premières plantes qui ont colonisé la terre il y a environ 400 millions d’années étaient sempervirentes, et que l’abscission foliaire a évolué plus tard sous l’influence de facteurs saisonniers et biotiques, notamment dans les régions marquées par une forte saisonnalité. Aujourd’hui, les arbres sempervirents sont les plus abondants dans les tropiques, où la saisonnalité est faible, et dans la forêt boréale, où, au contraire, les saisons sont fortement marquées.
N’est-ce pas paradoxal?
L’explication de cette distribution bimodale de la «sempervirence» peut être comprise par une approche économique, dans laquelle le carbone est la principale monnaie d’échange.
L’économie du carbone chez les plantes
Tous les arbres, qu’ils soient décidus ou sempervirents, dépendent de leurs feuilles pour capturer le carbone sous forme de dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère, via la photosynthèse. Comme le carbone est nécessaire en grande quantité pour la croissance et la reproduction, les feuilles jouent un rôle majeur dans la survie des plantes dans leurs habitats respectifs.
Par conséquent, les arbres ont développé, par le biais de mécanismes évolutifs, des feuilles de formes et de structures variées afin de capturer le carbone de la manière la plus efficace possible en fonction des conditions locales. Par exemple, les conifères ont des feuilles épaisses en forme d’aiguilles, tandis que les arbres décidus ont des feuilles minces et plates.
Le coût de fabrication des feuilles varie considérablement selon leur type. Pour une surface donnée, disons 1 cm2, les feuilles épaisses sont plus lourdes et donc plus coûteuses à produire que les feuilles minces. En conséquence, les feuilles épaisses doivent vivre plus longtemps pour « amortir » le carbone qui a été investi dans leur construction. En revanche, les feuilles plus fines – et donc moins coûteuses – captent suffisamment de carbone pendant la saison de croissance pour rentabiliser l’investissement initial.
Ce paradigme de l’économie du carbone est soutenu par la forte corrélation observée dans le monde entre la masse foliaire par unité de surface et la longévité des feuilles. Une question vient toutefois à l’esprit. S’il est tout à fait logique que les feuilles épaisses doivent vivre plus longtemps pour rentabiliser leur coût élevé en carbone, pourquoi les feuilles fines ne vivent-elles pas plus longtemps pour maximiser l’acquisition de CO2?
Une réponse courte à cette question est que les feuilles fines sont plus vulnérables aux dommages causés par les herbivores, le gel, la sécheresse et le vent. Les feuilles plus épaisses, plus durables, résistent mieux à ces conditions, mais elles coûtent plus cher à produire en carbone.
Le spectre économique des feuilles
Au cours des dernières décennies, les scientifiques ont découvert que la durée de vie des feuilles est la pierre angulaire de deux stratégies distinctes chez les plantes: une stratégie de retour sur investissement lent (ou stratégie conservatrice) versus une stratégie de retour sur investissement rapide (ou stratégie d’acquisition).
Les espèces sempervirentes et décidues représentent les extrémités d’un spectre économique des feuilles. Les feuilles des espèces sempervirentes acquièrent du carbone sur le long terme et améliorent la conservation des nutriments, tandis que les feuilles à courte durée de vie favorisent une acquisition rapide du carbone.
Ces deux stratégies résultent de compromis. Deux ou plusieurs traits ou fonctions ne peuvent pas en effet être optimisés simultanément. Maximiser une fonction se fait presque toujours au détriment d’une autre.
La répartition des traits foliaires
La répartition des espèces sempervirentes et décidues à travers le globe peut s’expliquer par le succès de ces deux stratégies selon les conditions environnementales.
Dans les environnements où les ressources comme la lumière, l’eau et les nutriments sont abondantes, les espèces décidues sont généralement plus performantes. La production de feuilles fines présente l’avantage de créer une plus grande surface foliaire pour une quantité donnée de biomasse, ce qui permet de capter une plus grande quantité d’énergie solaire, une ressource nécessaire à l’absorption du carbone. Dans ces conditions, les arbres décidus prospèrent, poussant rapidement et perdant leurs feuilles une fois la saison de croissance terminée.
Dans les environnements plus difficiles, où les nutriments sont peu abondants et la saison de croissance est courte, être sempervirent offre plusieurs avantages.
Premièrement, la chute des feuilles chaque année est coûteuse en carbone et en nutriments pour les arbres. Garder les feuilles plus longtemps permet de réduire les pertes annuelles de nutriments vers le sol et d’augmenter le temps de résidence moyen de ces nutriments dans la plante.
Deuxièmement, leur stratégie visant à garder les feuilles plus longtemps leur permet d’absorber du carbone tôt au printemps, dès que les conditions sont favorables. Les arbres décidus doivent produire de nouvelles feuilles, qui ne seront prêtes pour absorber du carbone qu’au bout de plusieurs semaines, ce qui leur fait perdre un temps précieux.
Bien que l’économie du carbone des plantes soit capable à elle seule d’expliquer la domination des espèces sempervirentes à la fois dans les zones tropicales et boréales, les espèces sempervirentes et décidues coexistent dans divers écosystèmes, car les deux stratégies sont suffisamment efficaces pour assurer la survie des populations.
En écologie, bien souvent, rien n’est blanc ou noir. Les écosystèmes sont façonnés par une multitude de variables connues et inconnues en interaction entre-elles, rendant les représentations que nous nous en faisons plus simples qu’elles ne le sont en réalité.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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