Dans son 37e livre, l’académicien Dany Laferrière partage avec nous son art de vivre sous forme de très courts textes. Il nous en parle brièvement ici.
Avec Un certain art de vivre, Dany Laferrière nous invite à découvrir les réflexions d’un homme qui a choisi de se réfugier dans une île lointaine d’Asie pour cuver sa récente rupture amoureuse. Et ces réflexions vont dans tous les sens: voyages passés, souvenirs de jeunesse, plongées introspectives, clins d’œil sur le métier d’écrivain ou sur la place du lecteur, méditations poétiques… Il y a même quelques jolies perles de sagesse qui font du bien à l’âme.
Vous vous êtes réfugié dans un hôtel de Bornéo pour écrire ce livre. C’est là-bas que vous avez couché sur papier tous les petits textes qui composent Un certain art de vivre?
Vous parlez de moi ou du narrateur? Pour moi, un livre c’est d’abord un espace pour rêver. Alors je fais comme dans mon enfance, je me couche dans l’herbe, je regarde le ciel, les nuages, et je m’imagine ailleurs. Je suis tous les personnages qui peuplent cet univers. Le lieu où je me trouve n’existe pas toujours dans la réalité, comme les gens que je croise. Ce qui existe, ce sont mes sentiments. Cette cérémonie se transforme en un livre qui existe pour le lecteur. Et j’espère que ce récit que j’ai imaginé dans l’herbe le fera rêver. Vous voyez : on écrit pour rêver, et on lit pour les mêmes raisons. Peut-être que tout ça, c’est pour dire que nous sommes semblables.
Quel bien en avez-vous retiré?
Je ne sais pas si on écrit pour en tirer un quelconque bien. À mon avis, c’est une cérémonie très étrange où l’auteur se croit seul dans une pièce alors qu’il est entouré d’une foule de gens silencieux qui attendent d’apparaître dans sa page. On ne sait pas trop pour- quoi on passe autant de temps à ce jeu. Parfois je me dis que c’est pour meubler notre solitude, d’autres fois, j’ai l’impression que ça vient d’une curiosité enfantine. Nous sentons que le théâtre, que nous percevons avec ces ombres menaçantes ou accueillantes, ne dit pas toute l’histoire de notre vie, et donc nous voulons savoir ce qui se passe derrière la scène. Je trouve mon bonheur dans la possibilité de rejoindre l’autre dans un riche moment de silence. On revient toujours à ce que disait Platon dans Le Banquet. On se souvient du discours d’Aristophane: «Embrassés, enlacés l’un à l’autre, brûlant de n’être qu’un, ils mouraient de faim et d’inaction, car ils ne voulaient plus rien faire l’un sans l’autre.» Même quand il s’agit d’un meurtre, écrire est un acte d’amour.
Ce livre comporte 19 parties (L’art de vivre à l’horizontale, L’art du déclin, L’art des choses décousues, etc.). Comment avez-vous procédé pour les écrire? Selon l’ordre dans lequel elles apparaissent?
Eh bien oui, dans l’ordre que vous voyez là. J’ai beaucoup improvisé après, comme pour une partition musicale. Il me fallait trouver le pilier qui soutient l’édifice (une rupture amoureuse), la raison du voyage dans un pays inconnu (le narrateur veut souffrir en solo, comme si cette dou- leur était un trésor), puis le rythme de chaque strophe. Et ma sensibilité a fait le reste. C’est un homme qui souffre, donc sa pensée va par tous les chemins, même s’il tente de retrouver une logique dans sa douleur. Son cœur étant trop lourd, il espère trouver refuge dans son esprit pour ne pas se lamenter. Il suit le cours de ses pen- sées pour oublier Hoki, mais bien sûr que c’est impossible. C’est un livre écrit avec beaucoup d’émotion. Je me souviens qu’à Miami, j’ai écrit sur la porte de la petite chambre où je travaillais cette phrase de Montaigne: «Je ne fais rien sans gaieté.» Je suis ainsi, et cela même dans une période noire.
Pour vous, quel a été le principal défi avec Un certain art de vivre?
Garder mon esprit vif, d’un bout à l’autre. J’ai parlé de musique, mais il s’agit aussi de peinture. Des cou- leurs primaires. Des esquisses. Écrire comme un insecte se déplace. Mélanger fiction et réflexion. Ne jamais perdre de vue que l’élégance est notre dernier bien. Pouvons-nous rester digne au cœur de la tempête? C’est ce qui m’avait sauvé durant le tremblement de terre à Port-au-Prince. Hemingway a raison de croire que «le courage, c’est de l’élégance dans les moments difficiles». C’est ce qui se passe aujourd’hui, alors que la cruauté et la vulgarité semblent gagner du terrain. À mes yeux, l’élégance semble l’arme fatale qui triomphera de toute cette boue. Il faut y croire.
Et qu’est-ce que vous tenez à ajouter à propos de ce 37e livre?
Je crois avoir tout dit. Il faudrait le lire pour les détails. On dit que le diable se cache dans les détails, la poésie aussi.
Avant de terminer, pouvez-vous nous dire où vous vous trouvez présentement?
Je suis dans une chambre près d’une gare, donc toujours prêt à partir. Couché dans le lit avec quelques livres, une orange et un verre de vin près de ma tête. La fenêtre près de la table est ouverte. Une douce lumière baigne la pièce. Vous permettez que je cite un passage du livre (le repas du soir)? «J’ai parfois le sentiment de mener une vie de chien, d’être assis là, comme ça, à manger sans personne en face de moi. La lune dans la fenêtre. Souvent cette même situation me donne l’illusion d’être aussi puissant que n’importe quel prince. Alors je me tiens plus droit sur la chaise, laissant flotter sur mon visage un air d’indifférence absolue. Le monde peut s’écrouler, je suis en tête-à-tête avec moi-même.» Voilà, je mène une vie de moine pour mieux vous rejoindre.
Commentaires: