John Irving et ses fantômes

John Irving et ses fantômes

Par Karine Vilder

Crédit photo: Collaboration spéciale

Le romancier et scénariste John Irving nous revient avec Les Fantômes de l’Hotel Jerome, un savoureux 15e roman dont l’histoire risque de nous hanter longtemps!

Neuf ans qu’on n’avait pas entendu parler de John Irving. Neuf longues années durant lesquelles le célèbre écrivain canado-américain a pris quantité de notes, franchi le cap des 80 ans et rédigé Les Fantômes de l’Hotel Jerome (Éditions du Seuil), son 15e roman.

Avec cette nouvelle saga familiale, il bat d’ailleurs un record personnel puisqu’une fois traduite et imprimée, elle compte pas loin de 1000 pages (992, pour être précis). Oui, c’est ce qui s’appelle une sacrée brique!

«Il s’agit là de mon roman le plus volumineux, confirme-t-il. Ça m’a permis d’explorer de façon approfondie des thèmes qu’on retrouve souvent dans mes romans, à commencer par l’enfance ou le début de l’adolescence en tant que périodes au cours desquelles se produisent des expériences formatrices. Qu’est-ce qui va arriver aux personnages à un jeune âge? Qu’est-ce qui va les affecter pour en faire les adultes qu’ils deviendront? On ne se remet jamais de son enfance! J’espère que cela ne vous semblera pas pervers, mais on peut s’amuser longtemps en écrivant simplement sur une enfance traumatisante!»

Celle d’Adam Brewster, le héros des Fantômes de l’Hotel Jerome, n’a pas été traumatisante à proprement parler. En fait, si on devait choisir un adjectif pour la qualifier, on hésiterait entre différente, particulière et atypique. Car à une époque où la plupart des femmes rêvaient de se trouver un bon mari pour fonder un foyer, sa mère, la jeune Rachel Brewster – alias Little Rayen raison de sa petite taille –, n’avait que le ski en tête. En 1941, elle se rendra même à Aspen, au Colorado, pour participer aux épreuves de slalom des Championnats des États-Unis de ski alpin. Résultat des courses? Pas de médaille, mais un bébé en chantier. Quant au père, elle ne voudra plus jamais en entendre parler.

Bref, Little Ray mettra au monde un fils illégitime. Et pendant les mois d’hiver, quand son travail de monitrice de ski l’obligera à aller vivre au Vermont, elle le confiera à ses propres parents, qui habitent à Exeter, dans le New Hampshire. C’est là qu’Adam se fera harponner par la littérature, sa grand-mère Nana ayant entrepris de lui lire à voix haute le fameux Moby Dick d’Herman Melville.

Gare aux fantômes!

Avec l’auteur du Monde selon Garp ou de L’Œuvre de Dieu, la Part du Diable, il faut toujours s’attendre à croiser des personnages hauts en couleur. Ce coup-ci, on aura droit par exemple à un grand-père complètement gaga abonné aux couches, à une cousine affichant ouvertement son homosexualité (ce qui n’était quand même pas si courant que ça dans les années 1950), à des tantes plus rigides encore que des piquets de tente, à des petites amies littéralement inclassables ou à un charmant beau-père adorant sortir la nuit habillé en femme. Et puis il y aura les fantômes. Ceux du titre et les autres.

«Dès le départ, mes romans sont axés sur la fin, précise John Irving. J’écris en fonction d’une fin prédéterminée. Quand je passe à l’étape de la rédaction, j’en sais systématiquement davantage sur la façon dont l’histoire va se terminer que sur la façon dont elle va commencer. Les premiers fantômes du roman vous préparent ainsi aux deux fantômes qui vont compter le plus pour Adam. À la dernière page, Little Ray lui dira : “Embrasse le noir, trésor, et le noir t’embrassera.” Après quoi, il lui demandera si le noir est une fille. Mais Little Ray étant devenue un fantôme, elle disparaîtra. C’est la fin que je souhaitais, avec Adam qui affirmera ensuite: “La disparition, j’essaie de ne pas y penser.” »

Bon. Est-ce qu’on vient de tomber dans le divulgâchage pur et dur? Mmmm, peut-être un peu. Mais l’avantage, c’est que ça nous permet de souligner le fait qu’Adam a hérité très jeune d’un drôle de don, celui de voir les fantômes. Et qu’il le veuille ou non, l’un de ces fantômes va venir le hanter plus que tout autre: celui d’un jeune garçon apparaissant sur une photo en noir et blanc qui pourrait bien avoir été prise dans les années 1940 aux environs de l’Hotel Jerome.

«Comme je le précise aux lecteurs dès la première page, l’Hotel Jerome existe réellement [à Aspen], et il a son lot d’histoires de fantômes, poursuit John Irving. Certains clients s’y rendent uniquement dans l’espoir d’apercevoir une ou plusieurs de ces apparitions! Pour ma part je n’ai absolument rien remarqué d’étrange, mais je sais que les gens qui travaillent à l’Hotel Jerome ont peur de les voir.»

Au nom du père

S’il y a quelques éléments autobiographiques dans ce roman – la ville d’Exeter, où John Irving est né, un père absent, le ski, les entraînements de lutte –, «ce qui arrive à Adam est nettement plus intéressant que ce qui m’est arrivé, précise l’écrivain. Mon histoire personnelle n’est pas assez captivante pour figurer dans un roman. J’ai grandi jusqu’à six ans sans père, puis ma mère s’est mariée avec un homme merveilleux. Comme Adam, j’aurais pu essayer de trouver mon vrai père. Ça n’aurait pas été si difficile que ça. Mais comme j’avais un fantastique beau-père, pourquoi est-ce que j’aurais fait ça? Pourquoi est-ce que j’aurais couru le risque de le blesser? Même à l’adolescence, ça me paraissait égoïste de faire une chose pareille. Alors, vous voyez, il n’y a pas d’intrigue de roman là-dedans!»

Adam, lui, sautera le pas. Mais seulement une fois bien établi dans la vie. À l’instar de John Irving, il écrit des scénarios de films – hon! un autre élément autobio! – et maintenant, c’est sa propre histoire familiale qu’il souhaite pouvoir être en mesure de raconter. Parce qu’un truc le chicote: avec une mère qui ne jure que par le ski, son talent de scénariste doit forcément venir d’ailleurs… mais de qui? Pour le découvrir à ses côtés, il n’y a qu’un seul moyen : s’installer confortablement et se plonger avec délectation dans ce véritable roman-fleuve.

«Dans les 10 dernières années, après avoir fêté mes 70 ans, je me suis dit que le mieux était d’attaquer d’abord les livres les plus durs et les plus longs, ajoute John Irving. Comme ça, ceux qui resteront seront plus courts et plus faciles à écrire!»

Tiens, on se demandait justement si, après plus de 55 ans de métier, écrire des romans était devenu pour lui un exercice plus facile.

«Je ne dirai pas plus facile – l’écriture et la réécriture sont un travail difficile. Par contre, le processus devient plus familier. Lorsqu’on y est habitué, on peut s’amuser davantage. Par exemple, lorsqu’Adam dit: “Quand on écrit un scénario qui n’est pas tourné, on perd son sens de l’humour dès qu’il s’agit des mauvais films qui, eux, ont été tournés.” Tous les scénaristes ont des scénarios qui n’ont jamais été tournés, mais j’ai la chance d’être également romancier. J’ai réécrit ces scénarios jamais tournés et j’en ai fait des romans qui, eux, ont été publiés. Un enfant de la balle, Je te retrouverai, Avenue des mystères et Les fantômes de l’Hôtel Jerome ont tous été des scénarios à l’origine. D’ailleurs, il se peut que Je te retrouverai et Avenue des mystères soient un jour adaptés en série télévisée et en long métrage. On verra bien!»

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