Sur les flancs du Fuji

Sur les flancs du Fuji

Par André Frappier

Crédit photo: Manuel Cosentino via Unsplash

Désireux de partager son émerveillement pour le Japon et le célèbre mont Fuji avec son petit-fils, un grand-père l’y emmène. Voyage initiatique à deux? C’était sans compter le choc des générations. Carnet de bord. 

Quelle idée pour un grand-père de 81 ans d’amener son petit-fils de 18 ans au Japon! On voyage habituellement seul à ce jeune âge. Mais, depuis ses quatre ans, Jude aimait nos randonnées en montagne. Alors, pourquoi ne pas lui proposer un défi un peu plus musclé? D’où ma proposition de faire ensemble l’ascension du mont Fuji.

Pourquoi cette montagne? Il y a 54 ans, je partais pour un voyage de neuf mois au Japon. J’ai vécu ce séjour avec une fébrilité égale à celle qui marquait alors les Jeux olympiques de 1964, et, allez savoir pourquoi, j’ai fait l’ascension du Fuji. Je me réjouissais à l’idée de faire découvrir à Jude sa beauté et sa magie, mais aussi la vaste et étonnante culture du Japon que la curiosité insatiable de mes 27 ans avait explorée de bord en bord.

Cependant, durant l’année précédant notre départ, il me semblait que mon petit-fils se faisait bien discret, que j’étais seul au volant de l’organisation du voyage. Trop occupé à terminer ses études? À gagner des sous? Inquiet que l’argent du voyage gruge ses réserves pour ses études en dessin à Los Angeles l’automne suivant? Trêve de questionnements: avec nos billets d’avion en poche et nos auberges réservées, nous prenons le départ.

Premiers étonnements. Tokyo est devenue une mégapole, passant de 6 millions d’habitants en 1964 à 10 millions maintenant. Les transports publics sont d’une impressionnante efficacité malgré les bouchons aux heures de pointe. Tout bruit de conversations est interdit, même si presque tous les passagers ont le nez dans leur téléphone. Jude m’apparaît tout à fait l’aise dans cet environnement, son cellulaire lui tenant lieu de compagnon privilégié.

Deux générations

Les jours suivants confirmeront que lui et moi sommes dans un choc de générations. Foin de l’image d’Épinal du grand-père servant de guide à son petit-fils pour le mettre en contact avec les arcanes de la culture japonaise. Je comprends rapidement qu’il veut avoir les coudées franches et qu’au lieu de se référer à un guide de voyage, il préfère consulter son téléphone. Surpris, je lui demande: «Es-tu vraiment intéressé à découvrir le Japon? – Oui, me répond-il, mais à ma façon.»

Un départ hâtif le matin n’est pas sa tasse de thé. Il s’échappe des bras de Morphée plus tard pour amorcer, durant l’après-midi et souvent tard en soirée, ses pérégrinations dans la ville. 

Jude adore dessiner, il veut en faire son métier. Alors, quand une scène ou un paysage le frappe, il sort sa palette sous le regard des curieux émerveillés par sa connaissance du japonais, acquise à travers son intérêt pour les mangas. Les seuls sites qui l’intéressent, ce sont ceux qui lui inspirent un dessin: les musées des samouraïs et des estampes sur bois à Tokyo, le grand Bouddha de Kamakura, les temples de Kyoto, le pavillon d’or du Kinkaku-ji, le Kyomizu-dera juché à flanc de montagne, le jardin de pierres du Ryoan-ji, le Mémorial de la paix d’Hiroshima et… le Fuji.

J’ai d’abord été déconcerté, un tantinet frustré, puis déçu qu’il n’ait pas recours à ma connaissance du pays. Mettait-il à l’épreuve le principe de liberté que j’avais prôné haut et fort 40 ans plus tôt en fondant une école libre? À 18 ans, jouer à l’artiste dans cette gigantesque ville, la nuit, demande une bonne dose d’audace, de confiance et… de naïveté. Loin de l’école, de ses parents, il savoure sa grande liberté et ne va donc pas s’embarrasser d’un grand-papa, aussi cool soit-il. Lui qui, les quelques fois où nous marchions ensemble, avait un pas traînard, va changer de rythme pendant l’ascension du Fuji.

En route vers le sommet

Le Fuji est un volcan qui a fait éruption plusieurs fois au cours des siècles, créant ainsi des lacs profonds, des cavernes de glace, des grottes de chauves-souris, des forêts denses et, surtout, un cône majestueux, objet de fascination pour le peintre Hokusai, qui, au XIXsiècle, en a réalisé 36 estampes sur bois. Il inspire respect et vénération à ceux qui le considèrent comme «l’autre monde».

En faire l’ascension, c’est vivre l’expérience d’une mort symbolique, alors qu’en descendre s’avère une expérience spirituelle. En septembre 1964, montant au rythme lent des pèlerins, en route vers le sommet durant la nuit pour y arriver avant le lever du soleil, j’ai éprouvé ce recueillement, senti qu’il y avait là plus qu’un travail musculaire et qu’une respiration parfois ardue. L’empreinte de ce moment unique a pris plus tard la forme d’une quête incessante de la montagne. C’est ce quelque chose que je crois avoir voulu léguer à mon petit-fils.

La météo prédisant deux jours de beau temps et de la pluie les jours suivants, nous partons de la 5station à 18 h, en short par ce temps clair, avec un sac à dos lourd de vivres, de plusieurs bouteilles d’eau et de vêtements qui nous protégeront du 4 ºC au sommet. Deux heures de montée sur un sentier graveleux. Nous sommes chaleureusement accueillis avec une soupe au troisième des refuges ponctuant l’ascension. La noirceur s’installe. Nous endossons progressivement nos vêtements chauds et sortons nos lampes frontales. Le vrai travail commence; la pente raidit. L’altitude et le sentier malaisé fait de lave contorsionnée ralentissent notre marche. Devant et derrière nous, on aperçoit un défilé de points lumineux, des grimpeurs dont certains portent le bâton du pèlerin qu’ils font estampiller au fer rouge à chaque refuge. 

Jusque-là, j’allais devant, mais voilà que Jude accélère le pas, alors que moi, handicapé par une digestion difficile, je me sens plus lourd et décide, vers 23 h, de m’arrêter aux deux tiers de l’ascension dans un des refuges pour me reposer. «On se retrouve en bas à la 5station à 7 h», me dit-il. Or, mon repos se prolonge… et je m’endors. Quand je me réveille, il est 4 h, trop tard pour terminer l’ascension mais à temps pour capter à 4 h 30, Nikon au poing, le lever du soleil. Le Fuji, si souvent voilé par le brouillard, se révèle dans toute sa splendeur. 

À 6 h, je descends à vive allure pour atteindre la 5station, où Jude m’attend à 7 h. Mais il n’est pas là. Deux heures passent. Je suis inquiet. Je fais appel au service de recherche des randonneurs égarés. Un agent, d’une extrême amabilité, me demande une description de Jude et entre en contact avec les refuges où on aurait pu le signaler. La télévision locale documente l’incident. Aux dernières informations, Jude aurait été aperçu près du sommet et ne serait donc pas de retour avant 17 h. Je me dis que, s’il a pris cette décision-là sans m’avertir, je ne l’attendrai pas et vais plutôt redescendre à l’auberge. Je m’apprête à prendre l’autobus quand Jude apparaît. Il me raconte son aventure.

Quand il m’a vu entrer dans le refuge pour me reposer, il a décidé de poursuivre l’ascension. Le rendez-vous de 7 h, c’était l’heure, lui avait-on dit, à laquelle il pourrait revenir du sommet. Arrivé là-haut à 4 h, il avait capté le lever du soleil, était ensuite descendu, mais s’étant trompé de chemin, il avait dû remonter une longue pente pour rejoindre le bon sentier. Voilà pourquoi il était arrivé trois heures et demie plus tard. Devant la caméra de télé, tous étaient contents de cette heureuse issue, et Jude avait l’air assez fier de commenter son aventure en japonais. Mais fier surtout d’avoir atteint le sommet du Fuji, alors que son grand-papa, le hardi montagnard, lui…

Deux jours plus tard, dans un onsen (bain chaud à ciel ouvert) d’où je pouvais apercevoir le Fuji au loin, un peu triste que le partage souhaité entre lui et moi au cours de ce voyage n’ait pas eu lieu, je me console en me rappelant l’adage: «Celui qui gravit le Fuji une fois est un sage, celui qui le gravit deux fois est un fou.»

Le volcan en vrac

Altitude du mont Fuji: 3776 m.

Situation: à 1 h 30 en bus de Tokyo.

Statut: volcan classé Héritage mondial en 2013. 

Le caractère sacré du Fuji a inspiré certains phénomènes délirants, par exemple la forêt aux suicides Aokigahara où, chaque année, plusieurs personnes se cachent pour se donner la mort. Le Fuji a aussi été le refuge de la secte Aum, responsable en 1995 d’une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo ayant causé la mort de 13 personnes et blessé 6300 autres. 

Et le pays…

Situé sur la ceinture de feu du Pacifique, le Japon compte 110 volcans actifs. 

Nombre de tremblements de terre annuels au Japon: 1000.

Population japonaise: 126 730 302 habitants (en 2017).

Air Canada offre désormais des vols sans escale de Montréal vers Tokyo.

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