Avec ses boubous et son éternel turban, la Grimaldi, comme on l’appelle dans le milieu, fait figure de bohémienne. Mais elle n’habite pas dans une roulotte et ne lit pas l’avenir dans les tasses de thé.
Sur scène avec papa
Son premier souvenir professionnel remonte à sa petite enfance: assise dans les coulisses sur les genoux du comédien qui incarnait Séraphin Poudrier, elle attendait d’entrer en scène. Son rôle? Celui d’une enfant maltraitée qui avait pour mission de faire pleurer le public.
À cette époque – on parle ici du milieu des années 1940 –, la troupe de Jean Grimaldi faisait le tour des salles paroissiales du Québec, divertissant un peuple qui ne connaissait pas encore la télévision. Avec Ti-Zoune père et fils, Manda, La Poune et Juliette Pétrie, comédiens et chanteuses, danseurs et acrobates sillonnaient les routes peu asphaltées, traînant avec eux la petite Francine pour qui chaque jour était une fête colorée.
«Ça travaillait fort dans cette troupe-là, se souvient Francine. Mon père organisait les tournées, écrivait des sketchs et une nouvelle comédie par semaine, en plus de traduire en français les grands succès de la musique populaire américaine, afin que le public puisse les chanter pendant les entractes. J’ai été élevée à bûcher fort, à travailler sept jours sur sept.»
Francine se souvient aussi avec émotion des spectacles du jour de l’An où elle tenait un rôle parlant. «À minuit, j’apparaissais sur scène vêtue d’un joli tutu de ballerine et je disais «Va-t’en» à un vieillard à longue barbe symbolisant l’année écoulée. C’était Paul Desmarteaux qui jouait le rôle. Je le poussais hors de scène, et alors tombaient du plafond des ballons et des confettis. Quelle féerie!» Dans le sketch traditionnel de Noël, Francine incarnait l’enfant pauvre qui priait le petit Jésus de remplir de jouets ses humbles sabots. «Quelques instants plus tard, je me réveillais en présence d’une bonne fée qui me comblait de cadeaux, pendant que Paolo Noël chantait de jolies mélodies avec sa guitare.» Peut-on rêver d’une enfance plus magique?
La mère de Francine est une femme de tête. C’est elle qui tient la comptabilité, signe les contrats avec les artistes, loue les salles et veille à ce que les dépenses n’excèdent pas les revenus. Pendant toute sa vie, elle sera chouchoutée par son mari, dans un milieu où les hommes sont volages. Corse d’origine, Jean Grimaldi est un amoureux des femmes, mais c’est un mari fidèle, toujours délicat envers la gent féminine. «Il ne sacrait jamais devant une femme, mais disait plutôt cacarisse de calevasse, formule bien plus élégante, croyait-il, que câlisse de calvaire, rigole Francine. Lorsqu’il racontait une histoire salée, il en adoucissait les termes si une dame était présente, pour ne pas froisser ses chastes oreilles. Par contre, il trouvait vulgaire qu’une femme fume en public. Maman et moi avons fumé en cachette de lui pendant des années. Il était sévère dans tout et se montrait très exigeant envers les autres comme envers lui-même.»
Dans ce contexte, Jean Grimaldi oublie souvent de complimenter sa fille pour ses bonnes performances, et elle en souffrira. «Je travaillais très fort, mais il ne semblait pas l’apprécier. Pour lui, il était normal que le travail soit bien fait. Quand c’est le cas, on ne fait pas de compliments, disait-il, car ça va de soi. Par contre, si un détail est allé de travers, on fait des remontrances. Si un comédien a tourné le dos au public, il apprend à ne jamais recommencer, par considération pour les gens qui ont payé leur place. De même, il faut toujours enlever sa montre avant d’entrer sur scène, insistait mon père; ainsi, les spectateurs ne croiront pas qu’on est pressé de finir notre travail; il faut que le temps soit suspendu pendant la représentation.»
Plus près de toi, mon Dieu…
Parce que l’éducation de sa fille est importante, Jean Grimaldi inscrit Francine dans un pensionnat où elle fait son cours classique. Elle y étudie le grec et le latin. La jeune fille apprend tôt que l’élite religieuse désapprouve le théâtre burlesque. Les religieuses me disaient que les autres filles venaient de bonnes familles et non d’un milieu de perdition, et elles m’incitaient à surveiller mon langage, se souvient-elle. Pourtant, les femmes de théâtre étaient loin d’être des guidounes. Elles étaient de grandes travailleuses qui jouaient au théâtre le soir, puis allaient bosser dans les cabarets jusqu’à trois heures du matin. Le jour, elles apprenaient leurs rôles et prenaient soin de leurs enfants. J’aurais aimé qu’on les traite avec plus de respect.»
À cette époque, Francine Grimaldi gagne son ciel, c’est le cas de le dire. «J’étais extrêmement pieuse, raconte-t-elle le plus sérieusement du monde. J’allais à la messe, j’ai récité des rosaires, j’ai fait des dizaines de chemins de croix, je suis allée en retraite fermée, j’ai chanté des cantiques et lu des vies de saints. J’ai fait tout ça dans le but de gagner un maximum d’indulgences plénières. Aujourd’hui, je suis fière de dire que mon éternité est payée depuis longtemps! J’espère même que les intérêts se sont accumulés. Car je savais au fond de moi que, dès ma sortie du couvent, je deviendrais athée, comme mon père et comme la plupart des comédiens.»
Il faut dire qu’au cours de ses saintes études, Francine Grimaldi garde le contact avec la troupe de son père. Chaque fin de semaine et pendant les vacances d’été, la jeune femme reprend sa vie de comédienne et conserve ainsi un précieux équilibre mental. «Papa aimait taquiner maman sur le sujet de la foi, car elle était croyante. Quand il lisait un drame dans le journal, il lui demandait: “Comment ton bon Dieu peut-il permettre le massacre de tant de gens, laisser tant d’enfants mourir de faim?” À l’heure des repas, mon père disait le bénédicité et les grâces, mais à sa façon. Il disait: “Merci mon Dieu pour ce bon repas, et faites que le prochain ne tarde pas!” Ça enrageait la bonne qui le traitait alors de chausson.»
Les hommes de sa vie
Dans les coulisses du théâtre, la nudité est chose courante. Francine grandit en voyant des danseurs nus changer de costume, et cela ne la perturbe pas. «Papa se vantait de ne jamais s’être montré nu devant ses enfants, raconte Francine, mais le pauvre se promenait dans la maison vêtu seulement de son haut de pyjama! On riait tellement!»
La jeune comédienne vit naturellement des amours précoces, sous le regard sévère de son père. Elle se souvient d’un jeune Italien qui a dû montrer son livret de banque à M. Grimaldi afin de lui prouver qu’il était sérieux et, donc, en mesure de fréquenter sa fille! Mais c’est l’arrivée du peintre Jean-Paul Mousseau qui changera à tout jamais le regard de Jean Grimaldi sur Francine.
Mousseau, peintre automatiste et signataire de Refus global, est un féministe convaincu. Il n’aime pas que son beau-père dise des femmes qu’elles ont un cerveau inférieur à celui de l’homme. «Papa était vieux, c’était une antiquité ambulante à l’époque, dit Francine, et les deux hommes en sont quelques fois venus aux coups. Avant sa mort, papa avait tellement peur de Jean-Paul qu’il a demandé que ses cendres soient gardées loin de celles du peintre fougueux!» C’est ce qui s’est produit : Jean-Paul Mousseau repose maintenant sous un cerisier, dans la cour de Francine, et les cendres du papa dorment dans le salon, près de la cheminée.
Jean Grimaldi croyait dur comme fer que l’honneur de sa famille dépendait de la virginité de sa fille, mais pas nécessairement de celle de son fils. «Mon frère pouvait faire ce qui lui plaisait, tant qu’il ne volait ni ne tuait personne, explique-t-elle. Par contre, mon père m’a souvent dit qu’il me tuerait s’il advenait que je tombe enceinte en dehors du mariage.»
Ce qui devait arriver arriva pourtant. À 17 ans, Francine a recours aux services d’une tricoteuse, d’une faiseuse d’anges, comme on appelait alors les femmes qui pratiquaient l’avortement clandestin. «C’était ça ou être égorgée par mon père ou encore jetée en bas d’un pont, dit-elle le plus sérieusement du monde. Le lendemain, j’accompagnais la troupe en spectacle à Sept-Îles; je ne raconte pas l’horreur de ce voyage en camion.»
L’après Mousseau
Après le décès de Mousseau, un grand amour qui dura 23 ans, Francine butine quelques galants. Il y a eu l’épisode africain, «un gars fin, mais plate au possible», l’épisode grec, «très vaillant dans la couchette, mais vraiment trop jaloux», jusqu’à sa rencontre avec René, décédé l’an dernier après 20 ans de vie commune. Elle en garderait un souvenir merveilleux, sauf que le chéri est mort sans faire de testament, ne laissant rien à sa compagne. «Je le dis aux gars sur toutes les tribunes: faites un testament, pensez à celle qui vous a aimé, s’emporte-t-elle. C’était vraiment niaiseux de sa part, surtout qu’il avait une formation de comptable. Moi, je suis nulle en affaires, j’ai besoin d’être protégée au chapitre des finances. J’ai perdu toutes mes économies après qu’un bandit m’a convaincue d’investir dans sa société de placements.»
Heureusement, elle a trouvé Claudio, un Chilien amoureux d’elle depuis des années et «qui attendait que je redevienne disponible». L’homme est peintre en bâtiment et dorlote sa Francine jour et nuit. «Claudio est l’homme idéal, s’enthousiasme-t-elle comme une gamine. Il s’occupe des affaires de gars. Il peut tout faire dans la maison, il rentre le bois pour le foyer, il m’a installé un aquarium dans la fontaine du salon et nourrit même les poissons! C’est une âme soeur. Chaque semaine, on se découvre des affinités; par exemple, comme je suis claustrophobe des pieds, je ne porte jamais de bas dans mes bottes, lui non plus. Il devance tous mes désirs et j’adore ça. J’ai toujours apprécié la façon dont les Latinos prennent soin de leur femme! Dans le fond, j’aime les machos!»
Ode à Le Bigot
Toujours parlant des hommes, Francine Grimaldi ne tarit pas d’éloges envers l’animateur Joël Le Bigot, le seul qui lui donne encore du travail à son émission Samedi et rien d’autre. «Sans Joël, dit-elle, je ne pourrais tout simplement pas gagner ma vie. Je ne sais pas combien de temps encore il va être à la radio de Radio-Canada, mais j’espère que c’est pour longtemps. Pour lui, cette émission est une fête, une rencontre avec un public d’habitués et des chroniqueurs qui s’aiment. Bien sûr, il me tombe un peu sur les nerfs quand il s’amuse à m’interrompre, mais je suis la seule à qui il fait ça. Je suppose que c’est une forme d’amour.»
Malgré quelques ennuis de santé, Francine Grimaldi se couche toujours aussi tard pour couvrir l’actualité culturelle de Montréal. «J’aimerais aller à Québec, mais je manque de temps, se désole-t-elle; j’adore cette ville, les gens sont tellement vivants. Chaque matin je me lève en disant wow, je vais encore voir du théâtre aujourd’hui, et du cinéma, et de la danse, et des expositions, et de l’opéra. Ça ne finit jamais. J’ai une chance inouïe de faire cette carrière, de rencontrer les artistes connus et ceux de la relève. Bien sûr, on me reconnaît partout avec mes boubous et mon turban, mais c’est plus qu’une marque de commerce. Si les femmes savaient à quel point on est libre quand on n’a pas à visiter le coiffeur chaque semaine, et qu’on vit sans gaine et sans soutien- gorge, dans la liberté la plus totale. Je donne des cours de turban à des femmes qui ont eu un cancer du sein et perdu leurs cheveux; elles adorent ça. Les chauffeurs de taxi arabes aussi, qui me croient musulmane et m’appellent ma soeur. Et pourquoi pas?»
«Je vieillis, comme tout le monde, et cela me fait un peu peur, poursuit-elle. Je crains la déchéance physique, la douleur qui s’installe sournoisement. Mais j’ai toute ma tête, et les artistes savent que je les aime de tout mon coeur. Alors, je vais continuer tant que je pourrai. Ensuite, eh bien, il y en aura des plus jeunes à qui je souhaite d’accumuler des connaissances. J’ai tellement confiance en eux, ils ont dans les mains tous les outils pour changer le monde, mais ils ne s’en doutent pas toujours. Ce sera à eux désormais de définir la culture québécoise, je suis certaine qu’ils ne nous décevront pas!»
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