Elle a reçu les filles de Bel âge comme des reines dans sa coquette maison du village de Knowlton, au Lac-Brome. Discussion avec une auteure traduite dans plus de 30 langues dont la gentillesse n’a d’égale que le succès.
Dans votre 19e roman, Le loup gris, l’inspecteur-chef Armand Gamache est confronté à un dossier complexe et à des enjeux terrifiants. Quelle a été l’inspiration pour cette intrigue?
Quand on est rendu aussi loin dans une série qui se déroule essentiellement dans le même cadre et avec à peu près toujours les mêmes personnages principaux, c’est un défi de ne pas devenir convenu. J’essaie alors de repousser les limites pour que chaque livre ait un ton, un crime différent, mais aussi une portée différente. Le loup gris s’ouvre sur un petit méfait: quelqu’un s’introduit chez Gamache et vole son manteau. Mais il s’avère le catalyseur de quelque chose qui deviendra énorme. La toile de fond n’est pas seulement Three Pines, mais le monde entier. Je voulais voir si je pou- vais écrire un livre qui soit à la fois un thriller politique, un thriller psychologique et un roman policier.
Armand serait en partie inspiré de Michael, votre défunt mari, mais aussi d’un tailleur de Granby!
Oui, car je voulais un personnage que j’aurais pu apprécier dans la vraie vie. C’était peu après le 11 septembre 2001, qui a joué un rôle important dans mon impulsion d’écrire, et dans ce qui est au cœur de mes livres. Cet événement nous a montré qu’il n’existait plus aucun endroit sûr. La seule façon d’être en sécurité sur le plan affectif, c’est d’être entouré, d’avoir un sentiment d’appartenance à une communauté. Bref, Michael et moi étions invités à un mariage et il avait besoin d’un nouveau complet. Nous nous sommes fait recommander un tailleur, monsieur Gamache, à Granby. En franchissant la porte, j’ai vu un homme aux yeux bruns et profonds, souriant, accueillant, allumé, chaleureux. Et je me suis dit: voilà mon personnage principal. À ce moment, je savais seulement qu’Armand était enquêteur, mais je n’avais pas encore mis de chair autour de l’os.
Vous avez dit que, parce que Gamache est inspiré de Michael, ça le rendait immortel, que cela vous a même aidée à écrire après son décès. Un personnage vous aide à vivre avec l’absence d’une vraie personne…
Intéressant, n’est-ce pas? À la fin de sa vie, Michael était atteint de démence. L’homme que je connaissais s’en allait… L’écriture m’apaisait. Quand je m’installais pour écrire, je trouvais à Three Pines ce sentiment d’appartenance, de réconfort, de communauté. Et après sa mort, j’ai pensé que je ne serais plus capable d’écrire. Puis j’ai réalisé que je pouvais, et que je peux toujours, passer du temps avec Michael tous les jours. Je reçois des courriels extraordinaires de gens qui sont très malades, ou qui viennent de perdre leur être cher, et je leur réponds, en toute honnêteté, que je pense à Michael assis au bistrot en train de m’attendre. Et que c’est aussi là que se trouve peut-être leur mari. Et qu’ils sont ensemble devant la cheminée. Pour moi, ce ne sont pas que des mots.
Alors qu’au départ, personne ne voulait vous éditer, vos livres sont ornés de la mention «No 1 au palmarès du New York Times». Une douce revanche!
Il ne se passe pas un jour sans que je sois reconnaissante et que je sente que je joue maintenant dans la cour des grands. J’ai dépassé mes propres attentes! Et je le savoure d’autant plus que l’écriture est arrivée tard dans ma vie. J’avais 45 ans quand mon premier livre a été publié. Jamais je ne me dis que c’est normal et facile à accomplir. Je sais trop bien que ce n’est pas le cas. J’ai souffert du syndrome de la page blanche pendant cinq ans, à penser que je n’y arriverais jamais. La peur est une grande voleuse. Celle d’échouer me bloquait.
Et en thérapie, une phrase vous a débloquée…
Ça s’est passé après la publication du premier. Il m’avait fallu 45 ans pour écrire un roman, et là, j’avais un an pour le second. Je restais en terrain sûr, me rabattais sur les lieux communs. J’en étais aux trois quarts et je n’étais pas fière de ce que j’avais écrit, je me disais qu’il serait refusé par mes éditeurs et que je perdrais tout ce dont j’avais rêvé toute ma vie. J’ai donc consulté, et c’est là que ma thérapeute m’a dit: ce n’est pas la bonne personne qui écrit, c’est votre critique intérieure qui le fait. Elle avait tout à fait raison.
Et comment l’avez-vous fait taire?
En me disant cela, elle me donnait la permission de faire des erreurs. J’avais cette idée préconçue que le premier jet devait être parfait. Que chaque mot devait être le bon. Elle m’a simplement dit d’écrire dans la joie, la liberté, la créativité et de faire revenir ma critique intérieure à la deuxième ou troisième version, quand j’en aurais vraiment besoin. J’ai une affiche sur ma porte d’entrée qui dit Noli timere, ne pas avoir peur, plonger. Écris en t’émerveillant de la chance que tu as de pouvoir le faire. C’est ce que je fais maintenant, j’écris avec joie et gratitude.
L’ex-journaliste en vous influence- t-elle l’écrivaine que vous êtes? Savourez-vous la liberté d’explorer la nature humaine autrement que par des faits?
Je pense qu’une partie de mon syndrome de la page blanche venait du fait que je n’avais jamais écrit d’histoire. J’étais journaliste radio, les nouvelles ne faisaient qu’une demi-page. Ç’a donc été un défi de ne plus m’en tenir strictement aux faits, mais en même temps de leur rester fidèle quand ça compte. Dans les remerciements de mes livres, j’explique ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Les gens sont parfois étonnés de découvrir ce qui est vrai! Comme le personnage de Gerald Bull, dans La Nature de la bête, un ingénieur canadien en balistique qui était en train de concevoir le plus gros canon du monde pour Saddam Hussein quand il a été assassiné! J’adore choisir et intégrer ce genre d’histoires à mes livres.
Stephen King a dit que le moment le plus épeurant dans l’écriture pour lui est celui qui précède le commencement. Qu’est-ce qui vous effraie comme auteure?
Pour ma part, j’ai déjà pensé au livre pendant plusieurs mois, je peux le voir, entendre les personnages, j’ai été éloignée d’eux pendant un petit moment et j’ai très hâte de commencer. Cette excitation dure environ 50 pages. Ensuite, c’est un bourbier: Où suis- je? Que suis-je en train de faire? Je suis nulle! Le moment le plus effrayant, c’est après la quatrième version. C’est lorsque je dois cliquer sur «envoyer». Aussitôt que le courriel à mon agent et mon éditeur est parti, je me dis: Nooooon, reviens! Mon livre est mauvais! Comme si je ne savais plus si ce que j’ai écrit est bon, après y avoir mis un an et tout donné.
Louise, vous êtes une alcoolique en rétablissement. Durant votre trentaine, vous avez presque mis fin à votre vie avant de prendre la décision de demander de l’aide. Est-ce le geste le plus courageux que vous ayez posé?
J’aimerais pouvoir dire oui, alors que ce que j’ai fait de plus courageux jusqu’ici est de cliquer sur «envoyer». Mais j’ai agi par désespoir. J’étais à terre, je ne me sentais ni faible, ni forte, ni courageuse. J’avais juste l’impression que tous les os avaient quitté mon corps. On ne dit pas d’une personne qui se noie qu’elle est courageuse d’attraper la bouée. C’est ce que j’ai fait, j’ai attrapé la bouée.
Armand enseigne aux recrues quatre phrases qui mènent à la sagesse: Je m’excuse. Je ne sais pas. J’ai besoin d’aide. Je me suis trompé. D’où viennent-elles?
De Michael. Maintenant qu’il est décédé, je peux dire qu’il était aussi un alcoolique en rétablissement. Je l’ai rencontré aux Alcooliques anonymes, il présidait une réunion. Et il s’est écarté du déroulement habituel. Il a commencé par dire: «J’aimerais partager avec vous quatre affirmations qui m’ont été transmises et qui mènent à la sagesse.» Il les a dites, sans rien ajouter, puis a ouvert la réunion. Je pense que je suis tombée amoureuse de lui à ce moment-là.
Vous avez eu 66 ans cette année. Quelle est votre recette pour vieillir en beauté?
Merci de me dire cela. Je ne me teins pas les cheveux. Je n’ai pas l’intention de me faire faire de chirurgie. Je ne me maquille presque jamais. Ce qui importe, c’est ce qui se passe à l’intérieur, dans notre cœur, et ce que nous faisons pour autrui. C’est être indulgent envers nous-mêmes, nous pardonner, et pardonner.
Vous avez mis sur pied la Three Pines Foundation, qui soutient les proches aidants de personnes atteintes de démence. Vous êtes porte-parole de la Société Alzheimer de votre région. C’est important pour vous de redonner à la communauté?
Quand nous sommes arrivés en Estrie, Michael et moi, on a d’abord eu un coup de cœur pour une maison. Il ne nous a jamais traversé l’esprit que ce qui était le plus important n’était pas notre toit, mais la communauté. Serions-nous en mesure de nous faire des amis? Les gens d’ici nous ont soutenus quand Michael était en bonne santé et après, et d’une façon tellement significative que cela a changé notre vie. Je n’oublierai jamais cela. Et donc, ma dette de gratitude ne sera jamais remboursée.
Après tout ce que vous avez vécu, quelle est la leçon la plus importante que vous ayez apprise?
Être gentil. On voit bien ce qui se passe dans le monde. Il y a de fortes chances que vous ayez plus de points communs avec quelqu’un que vous pensez détester qu’avec quelqu’un que vous ne détestez pas. Essayez simplement d’avoir le courage d’être gentil. Car il en faut plus que pour être cruel ou brillant. Cette remarque cinglante qui s’apprête à sortir de votre bouche… prenez une pause et réfléchissez. Est-ce vrai? Est-ce gentil? Est-ce nécessaire de la dire?
À lire: Le loup gris, le 19e roman de la série Armand Gamache (éditions Flammarion Québec).
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