Troubles de l’attention, Asperger, bipolarité… Il peut parfois s’écouler des années, voire des décennies, avant qu’on sache en être atteint. Pourquoi?
«Avoir su!» Voilà souvent la réaction d’une personne qui apprend qu’elle est bipolaire, qu’elle a un TDAH, un trouble anxieux ou le syndrome d’Asperger. Comment un tel diagnostic peut-il parfois passer inaperçu pendant des décennies? Et comment vivre avec, une fois le choc encaissé? Nous avons demandé à deux expertes de nous éclairer.
Ni vu ni connu
La principale raison pour laquelle un trouble de santé mentale (TSM) reste non diagnostiqué peut sembler élémentaire: dans bien des cas, l’individu vit tout simplement avec, sans réaliser qu’il en a un. Le phénomène est assez courant, observe la Dre Christine Grou, psychologue et directrice de l’Ordre des psychologues du Québec: «Les formes, facettes et degrés de gravité d’un TSM varient, et plusieurs facteurs font qu’il va plus ou moins paraître. Il y a des gens pour qui ça passe inaperçu parce qu’ils ne sont pas assez symptomatiques, d’autres parce qu’ils évoluent dans un environnement adapté à leur état.»
Il faut savoir que le trouble de déficit d’attention avec ou sans hyperactivité (TDA ou TDAH) et le syndrome d’Asperger sont de type neurodéveloppemental, ajoute Valérie Drolet, neuropsychologue à l’hôpital Cité-de-la-Santé, à Laval. «Ça signifie qu’ils apparaissent durant l’enfance. Une personne peut en être atteinte, mais compenser certains symptômes naturellement. Plus son potentiel intellectuel est élevé, plus elle va d’ailleurs réussir à en amoindrir l’impact au quotidien. Son entourage, son réseau, sa personnalité et les stratégies qu’elle met en place sont tous des facteurs qui modulent la sévérité du trouble.»
Ainsi, une personne atteinte du syndrome d’Asperger peut remarquer qu’elle a des difficultés avec les interactions sociales et, de ce fait, se diriger vers un emploi solitaire, comme responsable de la maintenance informatique, rédacteur à la pige, documentaliste… Pour une autre qui présente un TDAH, l’entourage jouera un rôle compensatoire en palliant son manque d’organisation, de concentration, de structure, etc. De son côté, elle pourra développer des stratégies, comme dresser des listes, observer une routine, ranger son portefeuille toujours au même endroit et travailler dans un milieu plus créatif, moins restrictif, faisant ainsi en sorte d’avoir une vie la plus «normale» possible.
La bipolarité, elle, peut se déclarer dans la vingtaine, mais mettre des années avant d’être diagnostiquée, par exemple parce qu’on aura d’abord cru à une dépression. «Si la première phase en est une dépressive, on se doit de la traiter comme telle, explique Valérie Drolet. C’est en observant plusieurs épisodes de dépression et de manie qu’on pourra conclure à une forme de bipolarité.» On peut vivre ainsi longtemps en croyant qu’on a seulement une personnalité extrême, capable de s’enflammer comme de plonger dans un profond désespoir. «Parfois, la dernière chose qu’on veut croire, c’est qu’on est atteint d’un trouble de santé mentale», rappelle Christine Grou. On s’aveugle en quelque sorte, mû par un mécanisme de défense. Chez les femmes, la ménopause peut aussi exacerber les symptômes de la bipolarité, concourant à son diagnostic tardif.
Autre explication: on attend que la situation se dégrade à l’extrême avant de consulter un professionnel. «On le fait quand on ne peut plus fonctionner, que notre détresse psychologique devient trop grande, qu’une situation sociale, familiale ou professionnelle exige de nous qu’on consulte ou qu’un de nos proches nous y encourage», confirme Valérie Drolet.
Ce désarroi pèse d’ailleurs lourdement dans la balance du diagnostic. «Avec les troubles de santé mentale, il ne faut pas se fier seulement aux symptômes; il doit aussi y avoir une détresse psychologique importante, dit Christine Grou. Si la personne ne souffre pas et qu’elle est en mesure de mener sa vie, peut-être est-elle effectivement atteinte, mais sans que son trouble nuise à son fonctionnement.»
Gare à l’autodiagnostic!
Nous vivons à une époque où il est très facile de taper nos symptômes dans Google pour se trouver mille et une maladies. Or, nos deux expertes consultées appellent à la prudence.
On égare souvent nos trucs? On est régulièrement dans la lune? Ça ne signifie pas pour autant qu’on a un TDAH! «Un symptôme pris isolément ne veut pas dire grand-chose, affirme Valérie Drolet. Son mode d’apparition, le moment où il se manifeste et depuis quand il altère le fonctionnement, voire entraîne une détresse chez la personne ou ses proches, voilà qui nous donne plus d’indices que la présence ou l’absence d’un symptôme. De même, la notion de changement est très importante quand on parle de santé mentale ou de troubles cognitifs chez les 50 ans et plus. Des difficultés attentionnelles passé cet âge, chez quelqu’un qui n’en a jamais eu avant, pourraient signaler d’autres problèmes qu’un TDAH. Il faut donc se montrer vigilant.»
Du reste, pour établir le diagnostic, un professionnel de la santé s’appuie sur une évaluation rigoureuse. «Celle-ci comprend notamment une entrevue avec le patient, voire avec ses proches, des questionnaires, un examen de tous les antécédents – médicaux, psychologiques, familiaux – de l’histoire développementale, de l’apparition des symptômes. Ça peut même inclure les bulletins scolaires…» énumère Valérie Drolet. C’est d’ailleurs en consultant pour leur enfant que bien des parents comprennent qu’ils ont aussi un TDAH, un trouble en grande partie génétique.
De son côté, un médecin peut réclamer des examens supplémentaires, comme des prises de sang ou une tomodensitométrie cérébrale. En neuropsychologie, ajoute-t-elle, le patient peut également passer des tests psychométriques standardisés. Bref, des mesures à des lieues des quiz du genre «Ai-je un problème X de santé mentale?» qui abondent sur Internet.
Des répercussions néfastes
Avoir un trouble de santé mentale non traité depuis des années peut-il hypothéquer la qualité de vie? Assurément.
D’abord, le TSM non traité peut s’aggraver ou se complexifier, indique Christine Grou. «Le TDAH peut causer des problèmes d’estime de soi chez l’enfant et mener plus tard à des troubles anxieux, dépressifs. Dans la vie adulte, un TDAH sévère peut faire en sorte qu’une personne aura, par exemple, de la difficulté à garder un emploi.» L’anxiété, elle, peut se généraliser et devenir invalidante si on ne la prend pas en charge.
Autre tendance notable: l’automédication. «On observe chez une bonne part de cette population une propension à la consommation d’alcool, de cannabis, de psychostimulants, qui peut se transformer en abus», souligne la psychologue. En raison de leurs comportements débridés, certains en viendront même à perdre leur conjoint, leur travail ou à se brouiller avec leurs enfants ou amis.
Quand on est atteint de bipolarité et qu’on passe des années à alterner les hauts et les bas sans médication pour réguler son cerveau, on risque aussi de voir sa vie chamboulée. Il n’est pas rare qu’en phase maniaque, des gens dépensent des fortunes jusqu’à devoir déclarer faillite. Certains envisagent alors le suicide.
Autant de conséquences qui font qu’un diagnostic tardif est parfois dur à encaisser.
Comment réagir?
Bien entendu, recevoir une telle nouvelle bouleverse. «Parce qu’on met une étiquette sur ce qu’on vit et que cette étiquette, on ne la veut pas, décode Christine Grou. Mais une fois le choc encaissé, le temps fait son œuvre.» La psychologue note que les gens l’apprennent souvent alors qu’ils sont déjà en consultation. «Ils viennent voir un psychologue non pas pour obtenir un diagnostic, mais parce que leur état les fait souffrir.»
Vient alors le soulagement. Les comportements passés, les symptômes, les variations d’humeur, les difficultés de couple ou au travail s’éclairent soudain. La culpabilité qu’on a pu ressentir en raison de sa différence n’a plus sa raison d’être. Pour les proches aussi, c’est l’apaisement. «Ils sont d’ailleurs souvent présents lorsque le diagnostic tombe, parce qu’ils veulent entendre les explications de la bouche du professionnel, ce qui est profitable pour tout le monde», ajoute la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec.
La prise en charge peut enfin commencer. «Obtenir un diagnostic, ça met l’individu en position de recevoir une intervention et des traitements adaptés à son état, et dans ce sens, c’est un impact plutôt positif», renchérit Valérie Drolet.
Lorsqu’on vit avec une personne chez qui on vient de dépister un TSM, la première réaction à éviter est le jugement, conseille Christine Grou. Il y aura possiblement une période d’adaptation, durant laquelle il faudra trouver le bon dosage du médicament qui lui sera prescrit, le cas échéant. La patience et la bienveillance sont de mise, même si la situation n’est pas toujours simple. La psychologue recommande de se joindre à un groupe de soutien ou de discuter avec quelqu’un qui a le même TSM.
Ce genre de ressources est beaucoup plus accessible aujourd’hui qu’il y a 50 ans. Tout comme le tabou qui entoure la santé mentale s’est aujourd’hui grandement dissipé, se réjouit-elle. «Ce n’est plus vu comme une tare. De nombreuses personnalités publiques s’affichent maintenant avec leur TSM. Ça fait en sorte que les gens ont moins peur et qu’ils consultent davantage.»
Qui consulter?
Plusieurs professionnels peuvent fournir une évaluation en santé mentale: psychologues, psychiatres, neuropsychologues. Toutefois, comme la Loi médicale stipule que le diagnostic à cet égard est réservé aux médecins (y compris les psychiatres), un bon nombre d’employeurs ne reconnaissent que les diagnostics donnés par ceux-ci. Une «question de sémantique», selon Christine Grou, qui irrite l’Ordre des psychologues du Québec, lequel presse le gouvernement de lever cet obstacle dans la foulée du projet de loi 43, grâce auquel les infirmières praticiennes spécialisées en santé mentale pourront aussi poser des diagnostics dans ce domaine. En attendant, lorsque notre état nécessite une médication, ce qui n’est pas le cas de tous les TSM en raison de leurs divers degrés, il faut s’en remettre à un médecin.
À méditer
Selon le gouvernement du Québec, près de 20 % de la population, soit une personne sur cinq, souffrira d’une maladie mentale au cours de sa vie. Pourtant, moins de la moitié des personnes qui en sont atteintes consultent un professionnel.