Le sujet est encore si tabou qu’on se trouve souvent démuni quand on doit l’affronter. Qu’il s’agisse de la nôtre ou de celle de nos proches, penser à la mort est assurément source d’angoisse. Pistes de réflexion pour la voir autrement.
Elle est inéluctable, pourtant elle fait peur. Pourquoi? «La mort a toujours été une question, jamais une réponse, résume le psychologue Pierre Faubert. Nous ne savons rien d’elle, sauf qu’elle nous angoisse.» Ce qui est tout à fait sain, rappelle Luce Des Aulniers, professeure, docteure d’État en anthropologie, auteure et éminente spécialiste québécoise de la mort. «Le problème dans notre société actuelle, c’est qu’on ne veut pas ressentir cette peur de la mort, alors qu’elle est signe d’intelligence et de lucidité. À partir de ce constat, il ne reste qu’à assumer sa présence en filigrane, à se mobiliser pour y réagir.» Et à prendre le temps d’y réfléchir.
Un phénomène naturel
Angoisser sur la mort est fondamentalement humain. C’est qu’elle nous place devant des questions terrifiantes. Vais-je souffrir? Mourir seul? Violemment? Me fondre dans le néant? Glisser dans un au-delà? Laisser mes proches désemparés? M’éteindre sans avoir réussi ma vie?
«La mort est implacable, sans retour. Le mystère qui l’entoure est impénétrable, et elle génère un sentiment d’impuissance parce qu’elle nous entraîne vers l’inconnu», affirme Johanne de Montigny, psychologue et coauteure, avec Claude Cyr, de Quand l’épreuve devient vie. Il est donc normal de l’appréhender. «La mort, c’est l’anéantissement. Et on ne peut pas être constamment une eau calme devant elle. De toute façon, une eau calme, c’est une eau marécageuse», lance Luce Des Aulniers. Nous sommes donc à peu près tous égaux devant la mort, c’est-à-dire démunis, sans réponses.
Il y a aussi le fait que la mort vient éliminer notre individualité. «C’est très violent, car elle touche à la conception qu’a l’être humain de lui-même en tant qu’individu, et ça, c’est très dur pour nos sensibilités contemporaines, poursuit l’anthropologue. On remarque d’ailleurs que plus une société est individualiste, plus l’angoisse de la mort est présente. D’où la montée de la personnalisation des hommages funéraires.»
Depuis le début du XXIe siècle, l’écoanxiété entre également en ligne de compte. «Notre rapport à la mort est en train de changer en raison de notre conscience écologique, du fait qu’on a saccagé notre planète et qu’on est en train de la mettre à mort, explique Luce Des Aulniers. C’est inusité dans l’histoire de l’humanité et c’est intéressant parce que ça veut dire qu’on peut aussi avoir une conscience inquiète de la mort. Ça se traduit par des expressions comme “On va en profiter pendant qu’il est encore temps”. Voilà une jouissance pessimiste de la vie, non pas liée au moment présent, mais en réaction à l’avenir. Ça donne aussi lieu à des conduites consommatoires: on planifie des voyages, des activités, on est dans le remplissage de l’agenda.»
Mécanismes de défense
Une des façons les plus courantes de gérer la peur de la mort est tout bonnement… de l’ignorer. «Le déni s’applique généralement à des choses qui ne sont pas agréables, souligne Mme Des Aulniers. Ni la mort ni l’angoisse ne le sont. Notre premier réflexe en tant que société qui carbure à l’agréable est donc de balayer notre angoisse sous le tapis.» Ce phénomène explique pourquoi, par exemple, l’entourage d’une personne très malade continue à lui dire qu’elle se remettra bientôt sur pied, mais aussi pourquoi on a tant de difficulté à aborder ce sujet. «On est conscient de ce sentiment d’angoisse, mais on ne se l’attribue pas, ajoute-t-elle. C’est un mode de défense.»
Selon l’anthropologue, qui a aussi fondé le programme d’études interdisciplinaires sur la mort à l’UQAM, le monde dans lequel on vit est «un cache-misère de la peur». Et toute une industrie en profite. «Il n’y a qu’à voir le succès des téléséries qui font peur ou des films d’horreur, autant de façons d’exorciser cette crainte qu’on ne nomme pas, en la déplaçant vers un produit de divertissement.»
D’autres personnes domptent leur peur de la mort en se jetant à corps perdu dans la surconsommation de drogues ou d’alcool, ou en jouant les matamores, en la défiant au moyen d’activités extrêmes, de conduite dangereuse sur la route ou de comportements à risque. «L’angoisse est comme une rivière souterraine qui irrigue tout, sans qu’on s’en rende compte. Ça peut parfois créer des conduites pathologiques ou compulsives», indique Luce Des Aulniers. L’inverse est aussi vrai, «quand on se prive de petits plaisirs à la faveur d’une discipline rigide, nourrissant ainsi le sentiment que, de cette façon, on sera épargné», dit Johanne de Montigny.
Comment «apprivoiser» la mort?
D’abord, en admettant qu’elle nous fait peur. «On ne peut pas éradiquer la peur de la mort! tranche Luce Des Aulniers. Elle est à la base de notre humanité. Et ça soulage de le savoir. Tout ce qu’on peut faire, c’est de composer avec elle. Ça ne veut pas dire qu’elle nous habite continuellement. On l’oublie, puis elle revient. Avoir des pointes d’anxiété par rapport à la mort, c’est normal.»
Ensuite, on devrait en parler. En verbalisant nos craintes à nos proches, à nos amis, à notre conjoint. «Beaucoup n’osent pas le faire, car ils savent qu’ils ne seront pas entendus, souligne l’anthropologue. Quelqu’un va leur mettre la main sur l’épaule et leur dire de ne pas s’en faire avec ça. Pourtant, c’est à force de garder tout ça en soi que ça finit par créer de l’angoisse. Et cette angoisse génère beaucoup de comportements de fuite, de compensation. On compense pour une peur qu’on n’a pas abordée, et ça devient insidieux, irrationnel.»
De la même façon, il importe de ne pas craindre de parler de la mort en général ni de ceux qui nous ont quittés. «Étonnamment, ça nous permet de mieux l’apprivoiser, assure Johanne de Montigny. Parler de nos défunts préserve leur présence au cœur même de l’invisible. Ainsi, un certain nombre de petits-enfants ont rencontré leurs grands-parents à travers les récits de leurs parents, même en n’ayant jamais eu la chance de les connaître.»
Pour le psychologue Pierre Faubert, l’amour est la clé: «La communion avec la vie, avec les personnes qui nous aiment, qu’on aime, et dont certaines mourront avant nous peut nous aider à les accompagner dans ces étapes vers la fin. Il ne faut pas avoir peur de voir quelqu’un mourir, la personne ne tombera pas en morceaux! Au contraire, la mort permet souvent de réunifier les êtres. Je crois sincèrement qu’on doit faire plus de place à l’amour dans notre vie pour préparer notre mort.»
Comme une des façons les plus redoutées de quitter ce monde est de le faire complètement seul, s’ouvrir aux autres de notre vivant apporte un certain baume. On meurt parfois de façon subite, sans être entouré de ceux qu’on aime, mais on peut tout de même sentir leur présence. C’est ce dont témoigne Johanne de Montigny dans Ce vif de la vie qui jamais ne meurt. Celle qui a survécu à un écrasement d’avion affirme que, si elle était décédée dans les minutes après l’accident, elle aurait quand même eu le temps de «saisir qu’on ne meurt pas seul, que les personnes aimées nous accompagnent même à distance, au moment de vivre le pire. Se représenter leurs visages apaisants permet de tenir le coup.» Et aussi de «découvrir que l’angoisse de mort peut se résorber dans les derniers instants de la vie».
La créativité comme alliée
Un des aspects qu’on oublie est que cette peur ancestrale de mourir s’avère parfois un puissant moteur, souligne Luce Des Aulniers. «C’est à partir du refus d’être anéantis que les humains sont devenus actifs, créant les arts, les techniques de survie et la religion.» C’est pourquoi, selon elle, la seule façon de composer avec l’angoisse est de créer. «Des liens, de l’art.» Ou simplement de se créer une vie qui a du sens pour nous, pour mieux en trouver un à la mort. «C’est un geste actif que de donner du sens à sa mort, ça évite de la subir», ajoute Pierre Faubert.
Nul besoin d’être missionnaire pour ce faire. «Il s’agit de créer quelque chose de meilleur, ne serait-ce que dans notre propre environnement, affirme Luce Des Aulniers. Très souvent, on se rend compte que les gens qui ont peur de la mort ont peur de vivre, d’oser. Ils appréhendent la fin parce qu’ils craignent de ne pas être assez accomplis dans leur vie. D’où l’impératif de “profiter de la vie”, qui, pour beaucoup de gens, signifie le grand hédonisme. Mais ce n’est pas ça. Profiter de la vie, c’est ouvrir ses yeux, ses cinq sens, et être capable d’apprécier ce qui nous entoure.»
La meilleure attitude consiste à prendre conscience de la valeur de la vie, à la chérir… tout en gardant à l’esprit qu’elle a une finitude.
Des phrases à méditer…
• «La mort est bien le bout, non pourtant le but de la vie.» – Montaigne
• «Les derniers mots du mourant ont le poids des premiers mots de l’enfant. Les témoins en sont imprégnés leur vie durant.» – Johanne de Montigny
• «Mettez la mort à la porte, elle revient par la fenêtre.» – Philippe Ariès
• «Seul penser la mort apprend à vivre; ce qui se lit aussi à l’envers: seul penser la vie apprend à mourir.» – Michel Onfray
• «La mort est une surprise que fait l’inconcevable au concevable.» – Paul Valéry
• «La mort n’a rien de tragique. Dans 100 ans, chacun de nous n’y pensera plus.» – Boris Vian
… et des lectures inspirantes
• Le jour où je n’ai pas pu plonger, de Sylvie Bernier (Les Éditions La Presse, 2019).
• Pour qu’un ciel flamboie, de Véronique de Fombelle (L’Iconoclaste, 2019).
• Ce vif de la vie qui jamais ne meurt, de Johanne de Montigny et Claude Cyr (Novalis, 2018).
• Le choix de l’heure: ruser avec la mort?, de Luce Des Aulniers et Bernard J. Lapointe (Somme Toute, 2018).
• Le deuil au fil des saisons, de Viviane Archambault (Novalis, 2017).
• Derniers fragments d’un long voyage, de Christiane Singer (Albin Michel, 2007).
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