Le travail sur En vérité avait été amorcé il y a plus de trois ans, mais un intermède s’est présenté pour contrecarrer les plans. Dans une zone brumeuse sur le plan personnel, Isabelle Boulay a ressenti l’appel de la réinterprétation. «L’album de reprises de Serge Reggiani (paru en 2014) est venu s’imposer à moi et ça a transformé quelque chose. Ça m’a reliée à mon côté interprète. Je me suis rendu compte, après coup, que je l’avais fait pour moi, cet album-là.»
Malgré les réticences avouées de ses maisons de disques, elle a foncé tête baissée vers cet hommage musical, qui s’est avéré bienfaisant pour son cheminement. «Ça a vraiment marqué une espèce de tournant dans ma vie, en plus d’avoir eu un bel écho dans le cœur du public. C’est comme si cet album-là avait soigné quelque chose chez moi. Il est sorti à une période de ma vie où j’avais du chagrin, après la disparition d’un ami cher. Je me sentais un peu perdue et je ne voulais pas faire un album de chansons originales, parce qu’il faut être sur ses deux pieds pour y arriver. Et ce n’était pas mon cas à ce moment-là.»
La musique en médicament
On pourrait voir cette progression comme une course à obstacles, mais la vérité, c’est que chaque projet amène son lot d’apprentissages, en plus de répondre à des besoins viscéraux. Maintenant, la table est mise pour des mots nouveaux dans la bouche de l’interprète. «J’avais envie que les textes de mon nouvel album continuent d’appeler au cœur, mais je voulais que le tout soit charnel, des chansons qui sont près de l’os, dans la chair.» Une fois que la chanson est déposée entre ses mains, Isabelle Boulay l’intègre à son être, elle la fait sienne. «La matière doit être en toi. Ce sont des choses que tu as vécues ou que tu as vu des gens vivre. C’est important pour moi d’habiter des lieux avec une histoire. En ce moment, j’habite à Pointe-Saint-Charles (dans le sud-ouest de Montréal) et ici, tu es vraiment dans le cœur de la vie. C’est un ancien quartier ouvrier, et je viens d’une famille ouvrière.» C’est en côtoyant des personnes «les mains dans la matière» qu’Isabelle a grandi avec ses parents, qui possédaient un bar et un restaurant. Toute petite, elle captait déjà le chagrin des grands et aspirait à trouver un moyen de l’apaiser. «J’essaie d’amener le plus de beauté possible avec ce que je fais. Je veux arrondir les aspérités dans la vie des gens. C’est comme ça que j’arrive à être une ouvrière à ma façon.»
Un message et sa destination
Des messages d’amour, des éclats de tristesse et la lumière qu’il faut pour retrouver sa route… Tant d’indications s’offrent à nous au fil du parcours musical dense d’Isabelle Boulay. Comme une lettre sans destinataire précis, sa voix trouve toujours un endroit où se loger pour apaiser ou aider à comprendre, ce qui répond évidemment au désir de l’interprète de calmer les instants douloureux. «Quand je monte sur scène, je veux que les gens puissent se reposer sur moi. Ce qui m’intéresse le plus, c’est l’humain et je veux que les gens qui sortent de mon spectacle se sentent mieux que quand ils sont entrés, qu’ils soient capables de sublimer leur vie.»
Sublimer la vie, la porter et même la sauver… Isabelle garde un souvenir vif de ce que lui a raconté une connaissance, qui avait trouvé refuge dans sa voix au moment où plus rien n’avait de sens. «Ce gars-là était dans le désert du Nevada, dans la roulotte où il vivait. Il était amoureux d’une fille, et elle venait de rompre avec lui. Il était tellement désespéré qu’il a tourné les gaz pour s’enlever la vie. Et en ouvrant un panneau au-dessus du canapé, un de mes disques est tombé sur lui. Dessus, il y avait la pièce C’était l’hiver (une chanson qui traite de suicide). Il a commencé à l’écouter et il a changé d’avis! Il s’est dit que ce n’était pas pour rien que mon disque était tombé entre ses mains.»
La puissance et la force d’esprit d’Isabelle sont palpables lorsqu’elle parle avec passion de son métier ou qu’elle revisite avec courage des moments plus ardus qui l’ont forgée. «Mon grand-père paternel était bipolaire à une époque où peu de recherches existaient sur cette maladie, et ma grand-mère se faisait battre par lui. Elle a décidé de reprendre son nom de jeune fille et de faire interner son mari. Ma tante Adrienne, elle, avait dû donner son enfant en adoption parce qu’elle était célibataire. Toute sa vie, elle a chanté J’ai un amour qui ne veut pas mourir. J’ai toujours cru que c’était pour un homme qu’elle avait aimé, alors que c’était pour son fils. Donc, on peut dire que je descends de femmes fortes qui ont vécu des choses!»
La famille aimante qui l’a vue grandir est certes un pilier de son développement, mais les rencontres artistiques ont également eu des répercussions sur la chanteuse qu’elle est devenue. En faisant les premières parties de Francis Cabrel ou en côtoyant la force d’interprétation de Serge Lama ou la bête de scène Johnny Hallyday, elle a posé les bornes d’une carrière florissante. «En participant à La Voix, c’est d’ailleurs ma manière de tendre la main et de rendre ce qui m’a été donné. Tant de mentors que j’ai vus aller dans ma carrière m’ont guidée, j’ai besoin de faire pareil! Claude Dubois, par exemple, c’est tout un interprète! Chaque fois qu’il chante, on lui pardonne tout. (rires) Il n’y a personne qui chante de même! Il chante avec du chien, il chante baveux. Chanter, c’est un réflexe de survie, une sortie de secours.»
Pour apprendre à interpréter, il faut savoir se mettre au service des chansons. «Interpréter, ce n’est pas juste chanter. C’est ciseler les chansons, c’est vraiment comme une plongée en abîme. Il faut que tu sois capable d’avoir la force de l’abandon, c’est ce qui t’amène à la grande ouverture du cœur. Quand je chante, je me sens sur la corde raide, mais extrêmement en sécurité. On est encore plus vivant quand on chante et je me dis toujours: « On peut pas m’enlever de là. »» Si ses déplacements sur scène demeurent minimes, Isabelle vit ses chansons avec son corps également: «J’ai des contractions musculaires. Je vais souvent chez l’ostéo. C’est un mal qui fait du bien, comme l’entraînement. Mais j’aime mieux chanter que m’entraîner. J’aime mieux manger aussi que m’entraîner, d’ailleurs!» (rires)
Depuis le milieu des années 1990, aux balbutiements de sa vie de chanteuse, les moyens de vivre la musique et de se la procurer se sont métamorphosés à vitesse grand V. Les voies d’accès à la création sont plus nombreuses grâce à l’Internet, mais le succès reste rare parmi la mêlée. «Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, et ça ne changera jamais. La manière de se rendre aux chansons a changé, mais les artistes qui ont à s’inscrire dans le cœur des gens s’y inscriront de toute façon. Il y a dans tout cela quelque chose qui appartient au mystère, une alchimie entre l’individu et son public. Il ne faut jamais arrêter de se demander: « Qu’ai-je à offrir qui mérite que les gens se déplacent pour venir me voir? » Et être à la hauteur de cela.»
L’âge dans l’attitude
La chevelure de feu d’Isabelle Boulay est imprimée dans l’esprit des gens, tout comme son regard compréhensif et sa chaleur humaine si présente. Les femmes qui gagnent en maturité sous les objectifs des caméras font néanmoins l’objet d’une indéniable pression. «Ce métier microscope et télescope tout. C’est assez exigeant pour une femme de faire un métier d’image, mais je ne suis pas obsédée par ça non plus. Je me vois vieillir, et c’est d’autant plus cruel parce que je vois mes défauts physiques en gros sur des écrans. C’est comme se regarder dans le miroir à longueur de journée.» Isabelle est toutefois convaincue que la jeunesse éternelle loge dans le regard, et que la beauté est une question d’attitude. «Je vais avoir 45 ans. J’ai eu un enfant à 36 ans et j’ai le corps d’une femme de 45 ans qui a eu un enfant à 36 ans. Je n’ai pas cédé aux injections, mais je respecte celles qui font ce choix-là. Moi, je suis trop peureuse. C’est anxiogène pour moi, l’idée de ne plus me ressembler: j’aurais peur de perdre mes traits. Et c’est important pour moi que les autres femmes voient que j’ai l’âge que j’ai quand elles me regardent.»
Même si elle avoue avoir une obsession pour ses cheveux et ses ongles, pour Isabelle, l’équilibre est ce qui transparaît le plus dans l’apparence physique. «Je suis bien dans mon âge. Je suis bien mieux que quand j’avais vingt ans et que j’étais plus conforme aux standards de beauté. J’ai un ami qui me rappelle souvent: « Tu ne danses pas nue, Isabelle, ce n’est pas ça que tu proposes. » Il a bien raison!» (rires)
Le bonheur, la première leçon
Pour l’éducation de son fils, Isabelle Boulay se concentre sur l’essentiel là aussi. «Je lui demande souvent: « Marcus, es-tu heureux? » Et il me répond toujours que oui. Il chante tout le temps et il est bien entouré, même si je pars fréquemment. Il a un très bon père. Nous sommes séparés, mais toutes les personnes autour de lui sont des gens de valeur. Il a huit ans, il commence à entrer dans les peines d’enfant, alors je l’observe beaucoup et je m’attarde à comment il se sent. Je suis une mère aimante et inquiète. Je n’ai pas une vie conventionnelle, mais il y est habitué.»
Un horaire d’artiste implique notamment une part de laisser-aller par rapport à l’emprise qu’on peut avoir sur le quotidien d’un enfant. «Je ne pourrais pas faire mon métier si je n’acceptais pas que mon enfant soit aimé par d’autres personnes que moi et qu’il aime tout autant ces personnes-là. Il voit que je suis heureuse et épanouie dans mon métier, et c’est l’enseignement que je lui offre en poursuivant ma carrière. Je veux qu’il sache que le bonheur, ça passe par les choses qu’on fait et qui nous passionnent.»
Les amours trouvent également leur place entre le Québec et la France, les chansons et la vie artistique. Depuis quelque temps, Isabelle partage sa vie avec le célèbre avocat français Éric Dupond-Moretti. Comme elle a toujours été quelque part au-dessus de l’Atlantique en train de piloter sa carrière sur deux continents, la distance qui la sépare souvent de l’être aimé ne figure pas au registre des embûches. «J’ai toujours été dans des relations où la distance était forcément impliquée, d’une façon ou de l’autre. Supporter une certaine distance est inhérent au fait d’être avec moi. Ce n’est pas facile d’être éloignée de l’être aimé, mais j’ai tellement été rompue à l’exercice de la solitude que c’est vraiment quelque chose que j’ai réussi à apprivoiser. Les artistes sont toujours entourés. On ne peut pas parler au téléphone tranquille. (rires) J’ai besoin d’aller chercher la solitude aujourd’hui, c’est dans ma nature.»
Vingt années de carrière ont permis à Isabelle Boulay de semer sur sa route des messages d’amour qui apaisent les chagrins, une chanson à la fois. Elle souhaite maintenant alimenter le flot musical qui habite son âme. «J’ai plein de projets de création. J’aimerais travailler avec T-Bone Burnett, qui a fait des albums avec les plus grands, dont Elton John, et qui a composé aussi la musique de la série télé Nashville.» Outre les projets musicaux, Isabelle veut renouer avec la mer et «trouver un lieu de vie devant l’immensité de l’océan». Elle souhaite aussi retourner à l’université et avoir le temps de lire des livres.
Or, tout ceci devra éternellement se conjuguer avec la chanson, comme Isabelle se considère «condamnée à chanter», ne sachant pas ce qu’elle pourrait faire d’autre. «Depuis ma tournée Reggiani, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas vivre sans chanter. Tant et aussi longtemps que mes chansons vont avoir un retentissement, je vais donc chanter! À mes débuts, Dan Bigras disait de moi: « Il faut qu’elle chante, elle a tellement d’émotions. Si elle chante pas, elle passera pas au travers. » C’est un exutoire essentiel encore aujourd’hui. Si je ne chantais pas, je devrais faire de la boxe!»
Le nouvel album d’Isabelle Boulay, En vérité, est disponible partout depuis le 19 mai.
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