Andrée Lachapelle: une dernière fois

Andrée Lachapelle: une dernière fois

Par Caroline Fortin

Crédit photo: Courtoisie

Riche d’une carrière de plus de 60 ans, Andrée Lachapelle défendait un ultime rôle cet automne: celui de Marie-Desneige, dans le magnifique Il pleuvait des oiseaux, de Louise Archambault. Retour sur une entrevue marquante, menée cet été avec la légendaire actrice. 

Vous aviez lu et adoré Il pleuvait des oiseaux, le roman de Jocelyne Saucier dont le film est tiré… Qu’est-ce qui vous a touchée dans ce récit?

Je l’ai lu à sa sortie [en 2011]. Le titre m’a paru extraordinaire. On sent toute l’empathie de l’auteure envers ses personnages attachants. Et puis, il y a les descriptions de la forêt québécoise, l’aspect historique des grands incendies qui l’ont ravagée, l’histoire d’amour entre deux personnes âgées… un sujet rarement porté à l’écran. Il y a eu Amour [de Michael Haneke, en 2012], mais c’est plus développé dans Il pleuvait des oiseaux. C’est un des grands livres de notre littérature, je souhaite à tout le monde de le lire. Il nous fait tellement de bien, nous rassure sur nousmême, nous donne du courage, nous rend fier. Cette lecture m’a enchantée, alors lorsqu’on m’a demandé de participer au film, j’étais aux anges.

Même si cela impliquait un tournage de trois semaines en pleine forêt?

Ça ne me dérangeait absolument pas! Évidemment, les conditions n’étaient pas idéales; on logeait dans un dortoir, il fallait marcher dans de longs couloirs la nuit pour se rendre à la salle de bain… Dans ma jeunesse, j’ai travaillé dans des camps de vacances et j’y ai été tellement heureuse! Ça m’a beaucoup appris sur moi-même, ç’a développé mon caractère. Alors, de tourner en forêt sans commodités ne m’affolait pas. Toute l’équipe a été fabuleuse, ils se sont occupés de moi, ils m’ont aidée. Un jour, j’ai paniqué dans l’eau, je ne sais plus trop pourquoi. On tournait la scène de la baignade, et pourtant, contrairement à mon personnage, je sais nager. L’eau du lac était chaude, mais j’ai été prise de panique et je me suis mise à appeler: «Maman, maman!» Comme quoi, même à 87 ans, quand on se sent mal pris, on appelle toujours sa mère…

Comme plusieurs Québécois au siècle dernier, Marie-Desneige, votre personnage, a été internée – pendant plus de 60 ans – parce qu’on la croyait fêlée, alors qu’elle avait pourtant toute sa tête. Comment aborde-t-on un tel rôle?

J’ai joué beaucoup de personnages fragiles et de folles. Pas des complètement folles, mais des femmes qui avaient des problèmes de santé mentale. J’étais donc en terrain connu! [Elle éclate de rire.] Et la réalisatrice Louise Archambault m’a bien guidée. Ç’a été un des plus beaux tournages de ma vie… et comme je savais que c’était le dernier, la fête qui en a souligné la fin a été très émotive. Toute l’équipe avait beaucoup de peine de se quitter. Ève Landry, une soie, Rémy Girard, si touchant dans son rôle, puis Éric Robidoux, la productrice Ginette Petit, Gilbert Sicotte, on reste tous très attachés.

Vous avez donc décidé de prendre votre retraite?

À 87 ans, je crois que j’ai suffisamment travaillé! Je suis rendue à un âge respectable, il est temps que je me repose… Je ne me considère pas comme une actrice de cinéma, car je n’ai pas fait beaucoup de films, mais plutôt comme une actrice de théâtre et de télévision. À 14 ans, je me suis inscrite au Studio XV pour étudier en théâtre, puis, dès les débuts de la télévision au Québec, j’ai commencé à travailler et ça n’a jamais arrêté… jusqu’à ce que je le décide. Très peu de comédiennes ont connu cet avantage.

Qu’aimez-vous de Marie-Desneige?

Elle a une grande fragilité, mais en même temps, elle a été très forte pour passer au travers de ses années en institut psychiatrique, être capable de fonctionner dans le fond d’un bois, entourée d’hommes… C’est un très beau personnage, un des plus beaux que j’aie joués. Elle vient bouleverser l’ordre établi, l’univers des deux ermites [incarnés par Rémy Girard et Gilbert Sicotte], puis elle tombe amoureuse de Tom [interprété par Sicotte]. Il y a d’ailleurs une très belle scène d’amour dans le film, c’est peu fréquent qu’on voie ça entre deux personnes de nos âges… même si Gilbert est plus jeune que moi.

Justement, Jocelyne Saucier a dit en entrevue que le passage qu’elle redoutait le plus de voir porté à l’écran était la scène d’amour entre Tom et Marie-Desneige, et que c’est en voyant celle du film Gabrielle qu’elle a su qu’elle pourrait faire confiance à Louise Archambault. De votre côté, redoutiez-vous ce moment?

Non. Moi, à partir du moment où je dis oui, je m’abandonne totalement et je suis prête à faire ce qu’on me demande. Je ne résiste à personne dans mon travail. C’est cette relation amoureuse qui permet à Marie-Desneige de se réapproprier son existence et son corps «vide», qui a été médicalisé toute sa vie… Oui, elle se réapproprie son corps et son esprit, son amour, tout ce qu’elle est. Tom a déjà été marié, mais pour les deux personnages, ça débute dans la maladresse, dans l’inconnu de l’autre. Juste avant, il y a un plan où on est chacun dans son lit et on se regarde intensément: on s’apprivoise. Gilbert est tellement doux, il a été d’une délicatesse extrême dans le tournage de cette scène assez longue. Il m’embrasse, je suis couchée sur le dos, la poitrine dénudée… Avec lui, j’étais en confiance. Vous savez, presque tous les films que j’ai faits, c’était avec lui! Il a déjà joué mon fils [éclat de rire], l’amant de ma fille… On a beaucoup tourné ensemble au cinéma, et on s’est toujours très bien entendus.

Les deux ermites ont fait un pacte: ils se sont donné le droit de mourir avant que leurs facultés ou leur corps dégénèrent, en avalant du poison. Or, votre personnage refuse ce choix. Au contraire, Marie-Desneige veut enfin commencer sa vie et la vivre le plus longtemps possible. De votre côté, quel est votre avis sur cette question très actuelle?

[Rires] C’est difficile de choisir le moment où on meurt; il faudrait se suicider, et ça, je ne le ferais jamais. Mais je dois dire que le «bel âge» n’est pas un si bel âge! C’est terrible. Moi, jusqu’à récemment, vieillir ne m’inquiétait pas du tout, je trouvais tout ça normal. Soixante, 70, 80 ans, ça allait. Mais depuis deux ou trois ans, j’ai de la difficulté, je suis fatiguée. Il faut dire que j’ai beaucoup soigné mon compagnon André Melançon quand il était malade. Après son décès, je suis tombée à plat.

Justement, la proposition du film est arrivée alors que vous n’aviez pas tourné depuis trois ans et que vous étiez encore en deuil de lui. Retourner au travail vous at-il aidée un peu à retrouver votre joie de vivre?

Ça m’a aidée beaucoup. Je savais que c’était mon dernier rôle, je voulais que ce soit beau et bien fait. J’étais contente de terminer ma carrière avec ce film. Cela dit, je n’avais pas perdu ma joie de vivre. Je suis très bien entourée: j’ai mes enfants, mes petits-enfants, une arrière-petite-fille, tout le monde est avec moi et prend soin de moi. Je n’ai pas à me plaindre! Certains vieillissent seuls, et ça, c’est épouvantable. Je suis une grande chanceuse. Sauf qu’il arrive un âge où on sait que tout va en dégringolant… Je ne veux pas me rendre au point où je ne serai plus capable de marcher ou de faire quoi que ce soit; je trouverais ça insupportable, j’aimerais mieux partir. Mais je suis en bonne santé, c’est ça qui est malheureux! [rires] Je suis prête à partir, ça ne m’a jamais fait peur. Je partirai en paix. J’ai eu la vie que je voulais. J’ai fait un métier que j’aimais profondément.

Vous avez déjà affirmé en entrevue qu’être aidant naturel, ça nous tue, en quelque part…

Absolument. Je plains toutes les personnes qui accompagnent leur conjoint ou conjointe dans la maladie. Ça demande beaucoup d’abnégation. Il faut se refuser soi-même, tout abandonner pour aider l’autre. Et souvent, après, on a du mal à remonter la pente. On y laisse sa santé. Pour ma part, je n’avais plus envie de m’occuper de moi-même. Mes enfants m’ont soutenue.

Qu’est-ce qui vous rend heureuse aujourd’hui?

Être avec ma famille. Mes enfants sont merveilleux, ils s’occupent vraiment de moi. Des fois, je me félicite, je me dis que j’ai dû bien les élever! [rires] Ils ont aussi de merveilleux conjoints. Habiter seule, ça ne me fait pas peur. Une de mes filles travaille en ville et elle vient dormir à la maison durant la semaine. Je suis rarement seule plusieurs jours d’affilée. Et mes enfants m’appellent tous les jours.

Qu’est-ce qui vous rend le plus fière quand vous regardez tout le chemin parcouru?

Mes enfants. J’ai eu mon premier, Patrice, à une époque où il était impensable de s’afficher avec un enfant né en dehors du mariage. Il fallait aller à l’église, être marié, passer par le curé pour tout… Je n’étais pas mariée à Robert Gadouas, mais j’amenais mon fils à Radio-Canada, je le montrais à tout le monde, j’en étais très fière. Le milieu artistique m’a appuyée durant cette période, alors que je recevais des lettres de bêtises du public, me traitant de tous les noms. Aujourd’hui, c’est assurément une meilleure époque à cet égard, même si ça reste difficile pour les mères de famille monoparentale. Moi aussi, j’ai élevé mes enfants seule. Mais je gagnais bien ma vie, à la différence d’autres femmes. Il y a eu des débuts de mois difficiles, j’ai pleuré souvent. Mais je m’en suis sortie.

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