De tous les cours d’eau qui sillonnent la planète, le fleuve Saint-Laurent fait indéniablement partie de ceux qui donnent le plus de fil à retordre aux marins.
Cette autoroute d’eau, parfois étroite comme une grande rivière, parfois large comme une petite mer, joue depuis trois siècles un rôle primordial d’artère vitale, de voie de communication, de transport et de peuplement et, depuis 1959, année de l’inauguration de sa voie maritime, de véritable porte d’entrée vers le cœur du continent.
Les premiers explorateurs européens qui le sillonnent s’aperçoivent qu’il ne se laisse pas facilement domestiquer : sa navigation peut être longue, mais jamais tranquille. En effet, une fois le golfe franchi, la remontée du fleuve jusqu’à Québec est des plus délicate et impose de nombreuses difficultés : chenaux étroits, sinueux, faible profondeur, présence de hauts-fonds, d’importantes marées, de courants parfois imprévisibles, de brume parfois très dense et, bien sûr, l’impossibilité de l’emprunter en hiver. De fin novembre à début mai, on ne s’aventurait pas sur ses eaux.
Tant d’éléments qui font en sorte que le capricieux et indomptable Saint-Laurent, pour lequel la présence de pilotes qualifiés est indispensable, acquiert la réputation d’être l’un des fleuves les plus difficiles à naviguer au monde. Et qui dit difficulté à naviguer dit inévitablement collisions, échouements et naufrages, imposant un encadrement et un resserrement de la réglementation en matière de sécurité de navigation, notamment en réponse aux accidents impliquant de grands navires survenus durant les années 1960.
On estime à plusieurs milliers le nombre d’épaves se trouvant sous la surface du fleuve.
Doctorant en sciences géographiques à l’Université Laval et président des Plongeurs d’épaves techniques du Québec (PETQ), je propose de vous faire découvrir les trois plus importants naufrages survenus dans le fleuve. Nos activités de plongée repoussent les limites de l’exploration. Nous utilisons des techniques de plongée adaptées au contexte subaquatique particulièrement contraignant du Saint-Laurent, caractérisé par la présence de forts courants, d’une visibilité souvent restreinte et d’une eau froide et noire, pour ne nommer que celles-ci.
Nos expéditions permettent de partager la passion de la plongée en exposant le résultat de nos recherches et de nos découvertes, tout en sensibilisant le public aux vestiges et à l’histoire qui se cachent souvent à quelques pas de leur propre rivage.
La tragédie de l’Empress of Ireland (1906-1914)
Lorsqu’il s’agit d’aborder le sujet des épaves du fleuve Saint-Laurent, l’une d’entre elles, de par la magnitude de son naufrage, paraît incontournable : celle du Royal Mail Ship (RMS) Empress of Ireland. Avec ses 1 012 victimes, cette catastrophe frappe sans contredit l’imaginaire collectif.
Cette tragédie a été le résultat de la collision avec le charbonnier norvégien Storstad durant dans la nuit du 29 mai 1914, au large de Sainte-Luce, à l’est de Rimouski, par temps brumeux. En à peine 14 minutes, le paquebot sombre dans les eaux froides et inhospitalières du Saint-Laurent. Contrairement au très médiatisé naufrage du RMS Titanic, survenu deux ans plus tôt, la pire tragédie de l’histoire maritime du Canada est rapidement occultée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Ce n’est que 50 ans plus tard, en 1964, que l’épave est retrouvée par un groupe de plongeurs. Bien que gigantesque, avec ses 173,8 mètres de long, l’épave de ce paquebot de l’époque édouardienne, bâti en 1906, n’est pourtant pas la plus imposante à avoir été engloutie dans les eaux du Saint-Laurent.
Le vraquier SS Leecliffe Hall (1961-1964)
Long de 222,5 mètres et large de 23 mètres, le Leecliffe Hall se classe au premier rang des plus grandes épaves du fleuve Saint-Laurent.
Issu des chantiers maritimes écossais de la Fairfield Shipbuilding and Engineering Ltd – le même chantier que le paquebot RMS Empress of Ireland – et lancé à Port Glasgow le 18 mai 1961, ce colosse jaugeait un imposant 18 071 tjb (tonneaux de jauge brute, soit mesure de capacité de transport d’un navire). Pour donner une idée de la longueur du navire, il faut coller deux terrains de football américain pour égaler la distance séparant la poupe de la proue.
Le 5 septembre 1964, en plein brouillard, le navire, alors chargé de 24 500 tonnes de minerai de fer, entre en collision avec le cargo grec NM Apollonia au large de l’île aux Coudres, dans la région de Charlevoix. Les deux navires restent pris l’un dans l’autre et ne sombrent pas.
Les membres d’équipage sont évacués, sains et saufs. Mais certains d’entre eux, quelques heures plus tard, retournent volontairement sur le navire, dérivant maintenant seul, afin de tenter un sauvetage in extremis. Tandis que les hommes sont en pleine tentative de reprise de contrôle du navire, la coque se brise soudainement, entraînant trois valeureux marins dans la mort. Deux des trois corps ne seront jamais repêchés. L’Apollonia s’en sortira avec une proue très abîmée, mais pourra naviguer de nouveau.
Le 9 septembre 2017, un peu moins de deux ans après la première visite de l’épave par nos plongeurs, une cérémonie commémorative a lieu au Musée maritime de Charlevoix.
En présence de la veuve de l’un des marins disparus et de quelques descendants des deux autres victimes, la cloche et la plaque du constructeur, récupérées l’année précédente par notre équipe et déclarées au Receveur d’épave (fonctionnaire fédéral dont le rôle clé est d’agir en tant que gardien d’une épave en l’absence des propriétaires légitimes), sont remises au musée dans une volonté d’assurer la pérennité de la mémoire collective liée au patrimoine subaquatique de Charlevoix.
Le minéralier NM Tritonica (1956-1963)
Avec ses 161 mètres de long et ses 12 863 tjb, le NM Tritonica, construit au chantier anglais Laing James & Sons Ltd., est le premier minéralier à avoir emprunté le canal du Saint-Laurent.
Coulé au large de Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix, le 20 juillet 1963, des suites d’une collision par temps brumeux avec le SS Roonagh Head, le navire est la troisième plus grande épave du fleuve Saint-Laurent, en eaux québécoises.
Dans le silence de la nuit, on entend des bruits de moteur et de sirène. Au village de Petite-Rivière-Saint-François, nombreux captent le fracas métallique de l’abordage entre les deux navires. Le naufrage coûte la vie à 33 marins, majoritairement de nationalité chinoise. Il s’agit de la plus grande tragédie maritime civile du XXe siècle sur le Saint-Laurent depuis celle de l’Empress of Ireland.
Pendant les jours qui suivent la catastrophe, des corps sont repêchés au large, sur les rives du fleuve et de l’île aux Coudres, située un peu en aval du lieu du naufrage. L’épave constituant un danger pour la navigation, celle-ci est par la suite dynamitée et déplacée dans une tranchée creusée au fond du fleuve afin d’obtenir le dégagement nécessaire au passage des navires à fort tirant d’eau.
Ce n’est qu’en 2016 que le Tritonica reçoit ses premiers visiteurs, hormis les scaphandriers impliqués à l’époque dans les travaux post-naufrage. Malgré la visibilité très limitée, l’exploration de l’épave permet à notre équipe de constater l’absence de sa superstructure centrale, section retirée car trop élevée et près de la surface.
Devoir de mémoire
L’exploration des restes des navires impliqués dans de telles catastrophes revêt un caractère particulièrement enivrant.
Mais en parallèle à ces tonnes d’acier rouillé qui fascinent tant les plongeurs, se trouvent bien souvent des drames humains. On ne doit jamais l’oublier.
Le privilège de visiter les vestiges de notre passé et de ramener leurs histoires à la surface doit toujours s’accompagner d’un grand respect.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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