Le 6 juin 1944, alors que les combats font rage sur les plages normandes, environ 3 000 civils sont tués par les bombardiers anglo-américains ; soit quasiment autant que le nombre de soldats alliés morts le Jour J. Lors de l’année 1944, ce sont plus de 13 500 Normands qui perdent la vie à cause des bombardements alliés. Il s’agit de la première cause de mortalité de la population civile pendant la bataille de Normandie.
Toutefois, les bombardements anglo-américains sur la région de Rouen, et plus généralement sur la France, n’ont pas commencé le 6 juin 1944. Alors que la France et ses alliés s’apprêtent à commémorer le 80e anniversaire du Débarquement, il est essentiel de se rappeler de cette histoire encore trop souvent méconnue.
La Normandie bombardée dès 1940
Dès l’été 1940, les Normands subissent des attaques aériennes alliées. Elles succèdent aux bombardements de la Luftwaffe, et de leur fameux Stuka, sur les villes et les colonnes de réfugiés lors de la bataille de France. Afin de ralentir les projets d’invasion d’Adolf Hitler visant la Grande-Bretagne, dernier opposant à l’hégémonie du Troisième Reich en Europe de l’Ouest, les Britanniques commencent à bombarder les ports et les aérodromes français où se massent les troupes de la Wehrmacht. Le Havre, par exemple, est régulièrement bombardé dès septembre 1940.
Si les aviateurs de la Royal Air Force (RAF), qui opèrent principalement de nuit, cherchent à éviter au maximum les pertes civiles, plusieurs centaines de victimes sont tout de même à déplorer. Ces bombardements, menés parallèlement aux victoires des chasseurs britanniques dans le ciel de l’Angleterre, annihilent les ambitions d’Hitler. Ce dernier lance alors le Blitz, une vaste campagne de bombardements sur les villes anglaises qui entraîne des représailles de la Royal Air Force, laquelle attaque avec une intensité croissante les villes allemandes.
Pendant ce temps, les bombardements britanniques sur la France et la Normandie se poursuivent de façon épisodique jusqu’en 1942. Ils ont, globalement, les faveurs de la population. En effet, lorsqu’apparaissent les appareils alliés dans le ciel, nombreux sont les civils qui les observent depuis les rues ou les fenêtres, leur faisant des signes malgré les consignes de la Défense passive qui cherche à prémunir la population du danger des bombes. Ces attaques aériennes représentent pour les habitants l’espoir d’une libération à venir. Elles sont la manifestation concrète que la guerre n’est pas finie.
L’intensification des bombardements alliés
Début 1942, la nomination à la tête du Bomber Command de la RAF de sir Arthur Harris, fervent défenseur des bombardements en zone (area bombing), couplée à l’évolution technologique de l’aviation et à l’arrivée des premières forces armées américaines en Grande-Bretagne, entraîne une intensification des bombardements alliés sur l’Europe.
Les attaques visent principalement la production industrielle au service de l’effort de guerre nazi. Dans la nuit du 3 mars 1942 se déroule le premier grand bombardement de l’ère Harris sur les usines Renault de Boulogne-Billancourt. Trois mois de production de camions à destination du Reich sont détruits mais 382 civils sont tués et 10 000 personnes sont sinistrées. À cet instant du conflit, il s’agit du bombardement britannique le plus meurtrier de la Seconde Guerre mondiale.
Si le régime de Vichy instrumentalise ce bombardement, qualifié de « terroriste », en créant notamment le Comité ouvrier de Secours immédiat (COSI), la population française accueille, à nouveau, avec enthousiasme cette attaque aérienne. Cette démonstration de puissance de la RAF, sur un objectif facilement identifiable, rassure les civils sur la capacité des Britanniques à affaiblir l’Allemagne dans la perspective d’une libération.
Cinq mois plus tard, le 17 août 1942, aux alentours de 17h30, les bombardiers de la 8th États-Unis AF (la force de bombardement stratégique états-unienne) larguent leurs premières bombes en Europe sur le quartier de la gare de triage de Sotteville, dans la banlieue de Rouen. Ce bombardement cause la mort de 54 personnes. Convaincus de leur efficacité, les États-Uniens se félicitent de leur précision pour un bombardement de jour et renouvellent leur opération un mois plus tard. Ce sont une centaine de Rouennais qui sont à nouveau tués par les bombes explosives et incendiaires le 5 septembre 1942.
À partir de 1942, les bombardements anglo-américains se poursuivent donc avec une intensité croissante sur la France et l’Allemagne. En Normandie, les ports comme Le Havre ou Cherbourg, les aérodromes comme Beaumont-le-Roger ou Carpiquet, les usines comme la Société métallurgique de Normandie (SMN), et les gares de la région sont régulièrement ciblés par les bombardiers alliés.
À ces différents objectifs s’ajoutent, à partir de la fin 1943, les sites de lancement des Vergeltungswaffe (V1-V2) situés dans le Nord, en Seine-Inférieure (actuelle Seine-Maritime) et dans la Manche. Bien que ces attaques aériennes soient de plus en plus importantes, la population ne craint pas particulièrement de se faire bombarder. En plus de la question centrale du ravitaillement, ce sont les mesures d’évacuation prises par les autorités allemandes ou françaises qui concentrent ses appréhensions. L’espoir des civils réside, quant à lui, dans l’attente d’un débarquement allié en France continentale, autant redouté que désiré.
Les bombardements alliés et l’opération Overlord
Les gares sont donc régulièrement attaquées par des bombardiers et des chasseurs anglo-américains dès 1942. Ces bombardements atteignent un nouveau stade en 1944 lorsque les forces aériennes alliées reçoivent pour mission de détruire l’ensemble du réseau de transport du nord de la France, afin de ralentir les déplacements des troupes de la Wehrmacht dans la perspective d’un débarquement.
C’est le Transportation Plan. Les gares, les réseaux de chemins de fer et les différents ponts sont donc ciblés par des bombardements massifs. Le 19 avril 1944 par exemple, 650 Lancaster britanniques larguent leurs bombes sur le quartier de la gare à Sotteville. Ce sont 812 personnes qui sont tuées. À Rouen, un important incendie se déclenche, inspirant la propagande de Vichy pour une affiche devenue célèbre : Jeanne d’Arc sous les bombes alliées accompagnée de la mention « les assassins reviennent toujours sur le lieu de leur crime. »
Un mois plus tard, entre le 30 mai et le 4 juin 1944, Rouen et sa banlieue sont à nouveau la cible des bombardiers anglo-américains cherchant à détruire les ponts de la Seine. Cette semaine sera nommée « la Semaine Rouge » par les Rouennais.
Le 6 juin au matin, après quelques bombardements sur les batteries de la baie de Seine, les Bas-Normands sont réveillés par une canonnade venue de la côte. La rumeur ne tarde pas à se répandre : les Alliés sont là, c’est le Débarquement.
L’enthousiasme est de mise dans les villes et les villages de la région. Certains espèrent être libérés dans la journée, d’autres s’assurent que leurs affaires sont bien empaquetées au cas où il faudrait fuir de façon précipitée. En fin de journée, un vrombissement se fait entendre. Des Normands sortent alors dans la rue pour observer les appareils alliés dans l’espoir d’apercevoir des parachutistes. Cependant, dans un sifflement, ce sont des bombes qui se détachent des bombardiers. Au milieu des explosions, la panique est totale. Les maisons tremblent, les corps sont soulevés du sol et déchiquetés par les éclats. Certains sont ensevelis sous les décombres.
D’importants incendies se déclenchent et les secours, désorganisés par la violence du bombardement, finissent par se mettre en place pour retrouver les victimes et tenter de contrôler les flammes. Les témoins, après le vacarme, décrivent les hurlements des blessés et l’odeur de la chair calcinée. Les Normands se réfugient dans des églises, dans les carrières de la région ou fuient à la campagne leur ville détruite. Des centres d’accueil sont mis en place par l’administration et des organismes, comme la Croix-Rouge, apportent un soutien matériel et financier. Après le 6 juin sur Caen, Saint-Lô, Lisieux ou encore Flers, les bombardements stratégiques alliés se poursuivent sur toute la Normandie, comme à Avranches, Coutances, Falaise (7 juin), Vimoutiers, Saint-Hilaire-du-Harcouët (14 juin), ou encore Aunay-sur-Odon (15 juin).
Mais pourquoi les Alliés ont-ils bombardé toutes ces villes normandes ? Dans la continuité du Transportation Plan, Eisenhower, commandant du SHAEF (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force, chargé de mener à bien l’invasion de l’Europe de l’Ouest) voulait utiliser tous les moyens à sa disposition pour ralentir la montée des troupes de la Wehrmacht sur les plages. Il décide alors de faire des villes normandes des amas de ruines qui empêcheraient les Allemands de les franchir.
Churchill, ainsi que les chefs des forces de bombardements stratégiques, émettent de nombreuses réserves. Churchill rappelle que les Français sont des alliés qu’il ne faudra pas se mettre à dos tandis que Harris et Doolittle, son homologue américain, préféraient conserver leurs bombardiers lourds pour faire plier le Reich. Toutefois, Eisenhower a le dernier mot et les villes normandes sont bombardées. Si des tracts sont envoyés en amont pour prévenir la population du danger à venir, un nombre important n’atteignent pas les villes ciblées. Lorsque les civils les reçoivent, beaucoup pensent que ces tracts ne les concernent pas car ils ne comprennent pas pourquoi leur ville, sans Allemands et sans installation militaire, serait bombardée.
Des bombardements utiles?
Les bombardements anglo-américains se poursuivent ainsi durant toute la bataille de Normandie. Lors des combats pour la libération des villes, les bombardiers lourds puis l’artillerie tentent d’affaiblir les défenses allemandes pour éviter au maximum les contacts entre les troupes au sol. Entre le 6 juin et les bombardements du Havre en septembre 1944, ce sont plus de 500 bombardements qui ont lieu sur la Normandie.
Si quelques rares bombardements ont eu l’efficacité espérée, le constat des militaires, puis des historiens, est sans appel : les Allemands n’ont perdu que peu de temps à contourner les villes et ont même utilisé les ruines pour se défendre. Ce sont surtout les forces tactiques, les chasseurs et les chasseurs-bombardiers qui ont pu ralentir les troupes de la Wehrmacht en les mitraillant le jour, les obligeant à se cacher dans les bois et à ne progresser que la nuit.
Entre l’été 1940 et le 10 septembre 1944, dernier bombardement sur Le Havre, ce sont plus de 15 000 Normands qui sont tués par les bombardements anglo-américains. Si des critiques ont pu être émises, particulièrement au Havre, le sentiment prédominant de la population au moment de la Libération est le soulagement d’être libérée et de voir la guerre s’éloigner. Dans les villes en ruine, les premières commémorations du 6 juin, en 1945, se font en hommage aux victimes civiles. En France, le dernier bombardement a lieu le 15 avril 1945 à Royan. Sur l’ensemble du pays, entre 50 000 et 70 000 personnes auront été tuées par ces bombes anglo-américaines, comme l’ont démontré Andrew Knapp et Stephen A. Bourque, sur les, environ, 350 000 victimes civiles en France.
Au total, plus de 600 000 personnes (dont 420 000 en Allemagne) ont perdu la vie à cause des bombardements aériens en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les bombardements anglo-américains sur la France et la Normandie suscitent encore, aujourd’hui, de nombreux sentiments paradoxaux. Si l’histoire et les mémoires de ces événements se sont manifestées à travers les nombreux témoignages de civils publiés dès 1945 et les différents travaux des historiens, elles furent, pendant longtemps, reléguées au second plan. La violence des bombardements alliés, car elle émane des libérateurs, est, de fait, toujours compliquée à appréhender aussi bien pour les témoins de ces événements que pour les aviateurs et aujourd’hui, pour les relais de ces mémoires.
Si depuis 2014, les chercheurs anglo-saxons et français renouvellent notre approche historique sur cette question, l’histoire des bombardements alliés en Normandie et en France est encore bien trop souvent bornée au 6 juin. Entre « sacrifice nécessaire à la libération » et erreur stratégique, l’histoire des bombardements anglo-américains est, très certainement, à aborder comme l’indispensable besoin d’employer toutes les forces dans la bataille, au détriment de leur efficacité réelle, dans l’engrenage de la violence dans le conflit total qu’était la Seconde Guerre mondiale.
Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons. Lire l’article original.