Les voyages se prêtent particulièrement bien à l’exercice de la liste, dans son aspect à la fois prosaïque et poétique: liste fermée des choses à ne pas oublier, liste ouverte de ce qu’il faudrait faire ou voir, liste infinie, enfin, des rêves de voyages possibles.
La liste de ce que j’appelle les «objets du voyage» tisse un lien entre les trois temps du voyage: avant, pendant, après. Il y a les objets dont on se munit au préalable, ceux que l’on découvre durant son périple, enfin ceux que l’on rapporte chez soi. Or tous ces objets recèlent en eux ce qu’on peut appeler des «questions de voyage»: j’oserai même dire qu’ils racontent, par leur existence même, les problèmes philosophiques que pose la pratique des voyages, et mettent à nu les dynamiques paradoxales qui traversent le voyageur, «sujet de contradiction» s’il en est.
La valise
Faire sa valise peut être vécu comme un petit drame. Quel temps fera-t-il? De quoi vais-je avoir réellement besoin? On emporte trop ou trop peu. On veut ajouter des choses inutiles et on oublie parfois l’essentiel. Ce faisant, on se livre à un petit exercice de hiérarchisation des désirs, à la mode d’Epicure. Et l’on se pose sans le savoir une question philosophique: de quoi avons-nous réellement besoin?
Qu’est-ce qu’un «nécessaire de voyage»? Comprend-il le «nécessaire de beauté» au même titre que le «nécessaire de secours»? Il est évident que tous ces nécessaires ne sont pas seulement nécessaires, ni même utiles: ils tranquillisent et prolongent le plaisir de voyager. Chaque chose parfaitement à sa place, l’art de faire sa valise devient quête d’une idéale complétude. Mais ce qui est vraiment nécessaire, n’est-ce pas au fond l’assurance acquise que l’on emportera toujours un peu de soi avec soi?
Ce rituel trahit la présence en nous d’un paradoxe plus général, qui concerne l’effet attendu du voyage: on s’emporte toujours avec soi, où qu’on aille. La valise devient alors un objet métonymique, elle résume à elle seule un argument classique, que l’on attribue à Socrate. Dans les Lettres à Lucilius (28, 1-2), Sénèque rapporte la réponse qu’aurait adressée le philosophe athénien à celui qui lui demandait pourquoi ses voyages ne lui avaient été d’aucun profit: «parce que c’est toi que tu emportes partout». N’est-il pas illusoire ou naïf de penser qu’un changement de lieu pourrait entraîner un changement moral? La valise signale l’indifférence des lieux et l’impossibilité de partir réellement, c’est-à-dire de se fuir soi-même.
Le guide de voyage
L’objet guide établit quant à lui un lien entre la phase préparatoire et le voyage proprement dit. Son principe est simple : orienter dans l’espace, recenser les lieux dits incontournables, «à voir» ou «à faire», suivant une échelle d’évaluation. Nous invitant à voir tel monument, à admirer telle vue, à déguster tel plat, à s’attarder en tel endroit, le guide pose deux types de problèmes.
Le premier a trait à ce que j’appelle le paradoxe de l’aventure, à la question de savoir ce que peut vouloir dire organiser un voyage, pour qu’il ne soit pas le contraire absolu d’un voyage, c’est-à-dire une expérience entièrement balisée, sans surprise aucune, sans rencontre, sans événement. Il pose une question simple : que faut-il qu’il advienne en voyage? On part pour que quelque chose arrive, mais on souhaite en même temps qu’«il n’arrive rien». Mais comment orienter un voyageur sans le soumettre sans cesse à une série d’injonctions contradictoires ? Car on voit bien l’absurdité de la situation: comment se perdre délibérément dans les méandres d’une ville? Comment vouloir être surpris ou saisi par la beauté tout indiquée d’une œuvre ou d’un paysage? Loin d’être une expérience de l’autre et de l’ouverture du monde, le voyage risque de devenir, comme pour le personnage de Plume d’Henri Michaux, l’expérience absurde d’une indifférence mélancolique à l’égard du monde extérieur, voire d’une étrangeté à soi-même.
Second problème: le voyage conçu, promis, organisé, parfois rêvé par le guide est-il de même nature que le voyage réellement accompli ? Malgré son caractère banal et utilitaire, le guide participe de la fictionnalisation de tout voyage. Marcel Proust passait un temps infini à lire des guides et surtout des indicateurs de chemin de fer, pour le plaisir de rêver des lieux en rêvant des noms. Le guide, en l’invitant au voyage, lui permettait surtout de l’en dispenser. Ce renoncement n’est pas seulement imputable à la mauvaise santé ou à la paresse de l’écrivain. Il est lié à un problème plus profond: celui de la vanité et du risque de déception qu’encourt le voyageur réel. Victor Segalen, narrant son voyage en Chine, a lui aussi médité sur ce problème dans Équipée: on vient admirer une sublime statue de l’époque des Han, et l’on se retrouve «nez à nez avec un moignon informe de grès». Ce que l’on venait voir est là, devant nos yeux, sans être vraiment là. Mais que venait-on voir exactement alors?
L’appareil photo
Cette question de la vue est capitale. Le voyage obéit à une forme de pulsion scopique dont certains objets sont le symbole: depuis les carnets de voyage des «grand-touristes» du XVIIIe siècle, jusqu’à la diffusion du Super 8 et des appareils photo jetables dans les années 1970 et 1980, en passant par la traditionnelle «soirée diapo» répandue dès le milieu du XXe siècle, le voyage d’agrément semble avoir vocation à se fixer dans l’éternité d’une image. Dans Un art moyen, Pierre Bourdieu avait montré comment la photographie touristique avait pour fonction d’éterniser les grands moments de la vie familiale, soulignant le fait que le geste photographique permettait un arrachement momentané à cette familiarité inattentive que nous entretenons avec notre monde quotidien, authentifiant un moment exceptionnel dans la vie des individus. Si bien que prendre une photo n’est plus seulement une chose que l’on «fait» en voyage, mais est ce qui «fait» le voyage.
C’était compter sans l’apparition du smartphone. On peut désormais prendre instantanément quantité de photos, et se prendre en photo soi-même devant telle chose à voir. Mais que regarde-t-on? En 2019, le photographe britannique Martin Parr, dans Death by selfie, s’inspirait d’un fait macabre: chaque année, quelques centaines de personnes dans le monde meurent en se prenant en photo, emportées par une vague, brûlées, prises dans un accident de la circulation, ou chutant brutalement dans le vide. Ce qui est ici problématique n’est pas seulement le fait d’orienter vaniteusement l’objectif vers soi. Ce que dit ce geste photographique, c’est aussi la volonté de garder avec soi, en soi, un morceau de son voyage, ce devenir-souvenir du voyage.
Les souvenirs
On pense que le désir d’ailleurs est orienté vers l’avenir. Il est plutôt un désir nostalgique, qui s’éprouve au futur antérieur. N’entend-on pas souvent dire que l’on voyage pour se constituer une réserve de souvenirs? Il y a les souvenirs immatériels: images mentales, impressions plus ou moins ineffables, comme les odeurs de voyage qu’évoquent Kipling ou Pasolini, souvenirs d’autant plus persistants, paradoxalement, qu’ils sont impossibles à traduire en mots. Et puis il y a bien sûr, plus concrètement, ces objets matériels que l’on désigne, par substantivation du verbe, comme des souvenirs.
Plus facile de rapporter un bibelot bon marché qu’un récit de voyage. Qu’il s’agisse d’artefacts typiques, de spécialités culinaires (dont le transport peut poser quelques problèmes pratiques – pensons au désopilant Comment voyager avec un saumon d’Umberto Eco), de morceaux de nature (sable, coquillages ou pierres), ou même de ce qui pourrait être considéré comme des déchets (ticket de métro ou billet d’avion), ces objets sont les reliques profanes des voyageurs d’aujourd’hui, la preuve matérielle que le voyage a eu lieu. Manière, enfin, de relier l’ici et l’ailleurs. Fait plus curieux sans doute : le souvenir peut aussi être offert comme un morceau d’ailleurs à ceux qui n’ont pas voyagé, façon pour les sédentaires de toucher et de penser l’ailleurs depuis chez eux, comme le fit Montaigne, qui disposait chez lui d’une collection d’objets ethnographiques (hamac, bâtons de rythme, armes, bracelets) venus du Brésil nouvellement découvert.
Ces objets-souvenirs se prêtent en outre au geste collectionneur: depuis les cabinets de curiosités des débuts de l’époque moderne jusqu’aux non-musées de surréalistes comme André Breton, en passant par les trésors hétéroclites rassemblés par Pierre Loti, les exemples sont nombreux. L’émergence du tourisme de masse a-t-il modifié le rapport à l’objet-souvenir et à sa collection ? Certes, au lieu de rapporter des objets uniques et précieux, on rapporte désormais des objets produits en série et de peu de valeur. Le souvenir de voyage est même devenu l’objet kitsch par excellence.
Chateaubriand ou Malraux s’autorisaient à voler de précieux morceaux des ruines qu’ils visitaient. Aujourd’hui, ce sont des monuments entiers, mais en tout petit et en plastique, dont on s’empare. Pourtant, les collectionneurs de boules à neige ne sont pas radicalement différents des pèlerins du Moyen âge ou des curieux de la Renaissance. On sait qu’une Victoire de Samothrace de 10 cm de hauteur est «fausse», mais on ignore souvent qu’il n’a pas fallu attendre l’industrie du tourisme pour voir apparaître des faussaires de souvenirs. Qu’ont en commun un bibelot kitsch, un objet ethnographique ou une relique médiévale ? Sans doute le désir d’établir un lien affectif entre le voyageur et le monde, par cet effet de miniaturisation-fictionnalisation du réel que le souvenir permet.
De la miniaturisation des choses que l’on cherche à faire entrer dans sa valise, jusqu’à la miniaturisation du monde que l’on rapporte chez soi, ce n’est pas, comme on aurait tendance à le penser, dans un geste d’ouverture abstrait sur le monde que se pense le voyage, mais plutôt dans l’histoire de ses pratiques matérielles, où l’intime prévaut.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.