Grandes entrevues Le Bel Âge: André Sauvé

Grandes entrevues Le Bel Âge: André Sauvé

Par Paul Toutant

Crédit photo: Martin Laprise

 À 48 ans, ce drôle de bonhomme poursuit une carrière atypique en exposant sur scène ses maladresses et ses angoisses les plus intimes. Le grand maigre frisé n’est peut-être pas timbré, mais il s’amuse sur une corde raide au-dessus d’un gouffre prêt à l’engloutir à tout moment.

André Sauvé dit avoir eu une petite enfance très heureuse. Né dans une famille de cinq enfants-rejetons, il grandit à Lachine, près de Montréal, en compagnie d’une flopée de cousins et de cousines qui s’adonnent ensemble à tous les jeux imaginables. Ce sont les années bonheur. Son père, dessinateur industriel à la Dominion Bridge, adore amener les enfants en balade. «Mes parents étaient très dévoués, se souvient-il, et ils ont tout fait pour nous assurer confort et sécurité.» 

C’est à l’adolescence que tout bascule pour André. Il fréquente une école de métiers où le théâtre et la musique brillent par leur absence. Attiré par les arts, il constate que ses camarades d’école ne s’intéressent qu’à des niaiseries. «Leur plus grand but dans la vie, dit-il, c’était de provoquer des batailles dans la cour de récréation.» 

Le maigrichon de la classe est nul en éducation physique; il lui semble que son grand corps n’est jamais dans la bonne position. C’est toujours lui qu’on choisit en dernier pour former des équipes sportives. «J’étais complexé, bon dans rien, je vivais l’enfer au quotidien.» Heureusement, André possède un don inné pour faire rire les autres élèves. Il imite les professeurs, devient le clown de la classe et réussit ainsi à ne pas se faire battre par les brutes qui l’entourent. Mais certains soirs, dans sa chambre, il veut mourir. À quoi sert la vie, si c’est pour niaiser ainsi jour après jour? «Je me cherchais, poursuit-il, sans savoir où aller. Je sentais confusément que je voulais devenir un artiste, mais il n’y avait autour de moi aucun chemin qui y menait. J’ai rencontré un orienteur qui m’a suggéré de faire une carrière militaire! Franchement!» 

Sans amis véritables, le jeune André Sauvé s’isole encore plus. «Aujourd’hui, dit-il, je vois parfois des adolescents mal dans leur peau, et je me dis que je ne voudrais sous aucun prétexte revivre cet âge-là. Je ne voyais pas d’issue à mon malheur, je n’avais aucune oreille amicale à qui me confier.» 

Une bouffée d’oxygène

Il trouvera le salut dans les livres. De façon autodidacte, il découvre les grands auteurs et leurs univers fascinants. Gabrielle Roy et Réjean Ducharme le transportent dans des mondes inédits, avec leur voix si personnelle. «Plus je lisais, raconte-t-il, plus je m’enfermais dans ma solitude, mais plus je sentais que d’autres avaient vécu l’isolement avant moi. Mes professeurs ne m’encourageaient pas, mais j’ai persévéré et lu tout ce qui me tombait sous la main.» 

Pendant ses études secondaires, André travaille comme apprenti aux cuisines du couvent des Soeurs de Sainte-Anne, en face de chez lui. Il met des sous de côté. Après une seule session au cégep, il étouffe et décide de partir en Europe pour deux mois.

«Ça m’a sauvé la vie, dit-il en prenant une grande respiration. J’y suis resté un an; d’abord en Belgique, mais par la suite en Égypte et en Israël. C’est là que j’ai découvert des humains parlables et vu que tous les futurs sont possibles. Je n’avais que 18 ans, et ma seule expérience de voyage avait été un week-end de camping à Sainte-Agathe! Mes parents ont mouru de peur, surtout quand j’étais au Moyen-Orient. Ils voyaient la violence à la télévision et voulaient m’envoyer de l’argent. J’ai refusé.» 

Apprendre à respirer

À son retour, il quitte Lachine pour Montréal et entreprend le grand voyage que sera réellement sa vie. Un voyage vers où? Il ne le sait pas encore. Une amie l’amène un jour à un atelier de danse et, surprise, on lui demande de danser avec le groupe. «Ç’a été une révélation, dit-il. En trois heures, je me suis réapproprié mon corps et j’ai découvert que je pouvais bouger autrement que de façon maladroite.» 

Cette expérience le conduit à d’autres aventures. Il étudie le mime avec la troupe Omnibus, multiplie les ateliers d’expression corporelle et s’inscrit même à un cours de danse traditionnelle indienne, le Bharatanatyam. «Pas facile, ça, dit-il en riant. Il faut apprendre à respirer dans un cadre très rythmé, à poser ses pieds et ses mains de façon précise; il y a 24 façons de placer ses doigts! Et les yeux doivent raconter une histoire.» 

André s’inscrit également à des ateliers d’écriture, qu’il adore. Puis, en 2004, à la suite d’une gageure, il monte sur une scène pour décortiquer de façon hilarante le poème Soir d’hiver d’Émile Nelligan. Yvon Deschamps est dans la salle et croule de rire. La star prend alors André Sauvé sous son aile, et c’est le début d’une carrière qui ne cesse de grandir depuis. L’humoriste ne croit pas au hasard: «Je pense qu’on émet et qu’on capte des affaires, des formes d’énergie; la synchronicité fait le reste! À ma première ovation, je me suis rappelé l’histoire du lion élevé comme une chèvre. Il bêle jusqu’au jour où un lion adulte lui rugit en pleine face. Avec ces applaudissements, j’ai compris ma vraie nature. Ce rugissement de rires venant du public me terrorisait, mais il m’a révélé que j’étais né pour ça!» 

Une timidité maladive

Rire des travers des autres n’intéresse pas André Sauvé. La source de son matériel est enfouie profondément dans son âme. Ce n’est pas pour rien que son spectacle actuel s’intitule Être. Puisqu’il a vécu la majeure partie de sa vie dans le mal-être, c’est là qu’il puise la quintessence de ses monologues. «Je pars toujours d’une émotion vraie, explique-t-il, mais je la déforme et je grossis le trait. Je suis constamment à côté de moi-même: je m’examine, j’analyse mes malaises, comme si mon cerveau avait une marge où il prend des notes. Je regarde les situations absurdes où je me trouve et j’en parle sur scène. C’est un gros travail, très épuisant parfois. En fait, peu de gens osent se déshabiller à ce point-là devant les autres; c’est le dernier grand tabou de notre société. Étrangement, c’est ce que le public apprécie, car les gens découvrent qu’ils ne sont pas seuls à être à côté de la track.» 

Selon André, la société que la publicité veut nous faire accepter comme normale est un mensonge éhonté. «Eille chose, y a-t-il quelqu’un qui va croire qu’en ouvrant une bière industrielle, il va se retrouver instantanément au bord d’une piscine avec des belles filles aux gros seins? Qu’en conduisant telle voiture, il va enfin atteindre le bonheur? La publicité façonne la société de façon trompeuse. Résultat: on court après des chimères, et on déprime de ne jamais les atteindre.» 

Dans un de ses numéros, Sauvé raconte le cauchemar d’un homme à qui ses amis ont conseillé de bien profiter de ses vacances. C’est le prétexte d’une série de questions angoissantes qui font hurler de rire le public. Comment profiter à plein de ces fameuses vacances? En restant étendu au soleil? Comment vivre au maximum le moment présent? Il revient finalement chez lui plus épuisé qu’à son départ. «Ce sont des questions que je me pose vraiment, ajoute-t-il, mais j’en fais des caricatures.» 

Ces caricatures atteignent leur but, très peu de gens étant parfaits, même si certains croient l’être. En examinant ses propres gaucheries, l’humoriste a découvert des liens universels entre les humains. 

«C’est très rare qu’on soit à l’aise à cent pour cent, explique-t-il; on est mal ajusté pour vivre en société, il faut seulement le reconnaître. Ce sont nos petits et grands défauts qui nous rendent intéressants. Un petit chien qui trottine tout de travers et qui s’enfarge dans sa laisse, moi, je trouve ça cute. En fait, la gaucherie est fabuleuse!» 

Cette quête inépuisable de l’imperfection fait d’André Sauvé un artiste à part, mais aussi un homme peu reposant à fréquenter. Il aimerait posséder une baguette magique pour se débarrasser de sa timidité. «Une dame m’a dit un soir que je devais avoir beaucoup de sensibilité dans la vie. Je lui ai dit: “La voulez-vous? Je vous la donne gratis!” Être toujours à fleur de peau a ses revers, poursuit l’artiste. On peut facilement m’atteindre, me blesser. Je ne suis pas à l’aise dans un groupe: pour moi, quatre personnes, c’est déjà une foule. C’est pour ça que j’ai renoncé à vivre en couple; dans ce domaine, je ne suis pas un oseux. C’est un dossier difficile dans ma vie. J’ai peur d’être blessé si j’ouvre trop mon coeur.» 

Hâte de vieillir

On pourrait craindre qu’à force de s’examiner le bobo, comme dirait Clémence DesRochers, André Sauvé n’ait plus d’inspiration. «Oh que non! Ma maladresse est un puits sans fond! Si un jour je n’ai plus de sujets, je ferai un monologue là-dessus. En fait, j’ai le sentiment qu’on n’arrive jamais à destination dans la vie. L’existence est comme une matriochka avec toujours de nouvelles surprises à chaque poupée russe. À 18 ans, je voulais en avoir 30 pour quitter ma maudite adolescence. À 30 ans, je n’étais arrivé nulle part. Aujourd’hui, je me dis cou’donc, y a-t-il un quelque part? Je suis content de vieillir, d’accumuler de l’expérience, d’agrandir ma conscience. J’ai hâte d’avoir les cheveux blancs.» 

André Sauvé croit que l’on vieillit comme on a vécu: les gens au cerveau obtus deviennent de vieux bougons, les plus créatifs restent alertes tout le temps. «Il y a des jeunes de 20 ans qui ont dépassé l’âge d’or, dit-il en riant. Je connais aussi des gens âgés qui sont restés jeunes. Je ne me suis jamais encrassé dans une routine, je change de carrière à volonté et j’ose affronter la page blanche. La souplesse, ça s’entretient!» 

Le succès a aussi permis à André Sauvé de devenir indépendant de fortune. Peu attaché aux possessions matérielles, il se sert de son argent pour créer ses spectacles dans un environnement confortable. «La première fois que je suis allé écrire mon show au soleil, j’ai atteint le nirvana, dit-il sur un ton béat. J’ai maintenant les moyens de fréquenter un spa, de me faire masser régulièrement, et c’est mon travail qui en profite.» 

Oxfam et les autres

On a vu André Sauvé l’hiver dernier dans des publicités télévisées d’Oxfam, cet organisme international voué à l’aide humanitaire. Attention, ils sont contagieux! criait-il avant que la caméra ne nous montre des bénévoles au visage recouvert de boutons verts (!). L’artiste reconnaît que ce n’était pas l’idée du siècle; les prochaines publicités d’Oxfam devraient être mieux conçues. Cela dit, l’humoriste ne tarit pas d’éloges envers ces personnes qui ont à coeur d’aider des humains en détresse. «Les gens donnent lorsqu’il y a des catastrophes, des tremblements de terre ou des tsunamis, dit-il, mais Oxfam a constamment besoin de dons. J’aimerais démarrer avec l’organisme un programme destiné aux adolescents malheureux, ceux qui vivent en marge de notre société, afin de les amener travailler à l’étranger auprès de gens encore plus mal pris qu’eux. J’aurais aimé pouvoir participer à un tel programme quand j’étais adolescent, afin de vivre une expérience humaine qui m’aurait été utile à mon retour.» 

Des projets? «J’écris beaucoup de textes qui sont faits pour être lus et non joués sur scène. J’aimerais bien les réunir un jour dans un roman. J’aimerais aussi écrire pour le théâtre, créer avec d’autres artistes. Un de mes fantasmes est de monter un projet avec les comédiennes Pascale Montpetit et Élise Guilbault, des personnes que j’aime beaucoup. Je ne jette rien de ce que j’écris, j’accumule ça dans un dossier sur ordinateur. Quand je mourrai, je laisserai une clé USB à la postérité!» 

Et pour meubler sa solitude? «Je laisse maintenant une veilleuse allumée dans ma chambre. Pendant deux heures de spectacle, je reçois une énergie démentielle, mais quand le rideau tombe, je me retrouve avec moi-même et je rentre seul chez moi. La veilleuse est là qui m’attend, c’est une présence. J’aime trop les chiens pour en laisser un à la maison, et je n’aime pas les chats. Alors…» 

André Sauvé va peut-être nous raconter un jour l’histoire d’un gars qui n’osait pas ouvrir son coeur à un autre humain de peur d’être meurtri. Le plus drôle, c’est qu’on va se marrer comme des fous!

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