Au milieu des années 1960, on assiste à l’émergence d’une génération de Québécois libres, bien dans leur peau et déterminés à changer le monde pour le meilleur et sans le pire. Le duo musical Les Alexandrins, que Luc Cousineau forme avec Lise Vachon et qui fait partie de cette mouvance joyeuse et psychédélique, se hisse en tête des palmarès. À la même époque que Les Séguin et plusieurs autres groupes qui vont définir l’univers musical de l’heure. La pilule permet aux filles de faire l’amour librement, les communes de hippies se multiplient dans les campagnes. Vêtus de couleurs criardes, les jeunes ont pour eux le poids du nombre: par toute la planète, les baby-boomers règnent sur les arts. C’est le début d’un temps nouveau.
Luc Cousineau reçoit un jour une proposition payante: la maison Canada Dry veut utiliser son succès Hé, les copains! pour une publicité. D’abord insulté que son art serve à vendre un produit, Luc décide, sur les conseils de son père, de pasticher sa propre chanson pour la pub. Succès immédiat! C’est le début d’une carrière parallèle qui permettra au musicien de vivre très confortablement et de financer ses disques d’auteur-compositeur. Certaines de ses chansons publicitaires nous sont restées dans l’oreille: «Il est parti prendre son Bovril»… c’est de lui. De même que des dizaines d’autres.
Cette liberté financière, si rare chez les créateurs, permet à Luc Cousineau d’enregistrer ses compositions à son rythme, sans trop se préoccuper de l’industrie de la musique. Devenu moins présent dans les médias et sur scène, il doit par contre rebâtir son image publique à chaque parution de disque. C’est le côté sombre de la liberté. Le grand succès de sa carrière, Vivre en amour, lui assure cependant une place unique au panthéon de la chanson québécoise.
Le gars, là
Lorsqu’il revient en 2013 avec de nouvelles chansons, dont certaines furent écrites avec Pierre Létourneau, Luc Cousineau réalise que son nom ne fait plus vendre. Les grands médias et les décideurs des stations de radio l’ont oublié. Pire, ils associent son nom au Peace and Love des années 1970, comme s’il n’avait jamais rien produit depuis ce moment. L’industrie de la musique est très cruelle envers ceux qui ont voulu vivre en marge de ses dogmes.
C’est alors que le musicien a une idée farfelue: puisque son nom ne dit rien aux décideurs, il va publier son disque sous un pseudonyme, Le gars, là, en indiquant seulement qu’il s’agit de l’oeuvre d’un pro de la chanson québécoise, un point c’est tout. Une photo le montre visage recouvert d’un voile, et son nom n’apparaît nulle part. Bref, les gens devront écouter le disque à l’aveugle et se prononcer sur sa valeur, en dehors de tout préjugé. Le résultat est inespéré. Certains croient dur comme fer que sous Le gars, là se cache Paul Piché. Un autre parle de Daniel Lavoie. Pendant que Cousineau rigole sous cape, plus de 60 stations de radio québécoises font tourner les chansons du disque. Douce revanche!
Le gag devait se poursuivre jusqu’à l’automne 2014, alors que Luc Cousineau partirait en tournée provinciale avec ses musiciens. Mais le sort en décidé autrement. Le diagnostic terrible qui lui est tombé dessus a mis fin aux aventures du gars et forcé le musicien à sortir de l’ombre. Il n’y aura pas de tournée à l’automne. La maladie de Lou Gehrig avait frappé.
Lou Gehrig
Cette maladie mortelle s’appelle en fait la sclérose latérale amyotrophique (SLA). On lui donne familièrement le nom de Lou Gehrig en souvenir de ce joueur de baseball qui en est mort en 1941. En règle générale, les personnes atteintes paralysent de façon graduelle, devenant incapables de bouger et de respirer. Leur espérance de vie est de deux à cinq ans. On se souvient que Sue Rodriguez, atteinte de ce mal et devenue impotente, a mené en 1992 un combat acharné pour faire reconnaître le droit à une mort assistée. La Cour suprême du Canada a choisi de ne rien faire, forçant Mme Rodriguez à se suicider illégalement avec l’aide d’amis. Je vous le concède, tout ça n’est pas très gai.
Luc Cousineau était accompagné de son épouse Louise lorsqu’un neurologue du CHUS, l’hôpital universitaire de Sherbrooke, a livré son verdict impitoyable. Désemparé, le couple a attendu en vain un geste de compassion de la part du médecin: «Il était très froid et avait une attitude purement clinique, comme si nous n’étions pas des êtres humains dotés de sentiments, se rappelle le chanteur avec une rage contenue dans la voix. Je pense que les médecins devraient étudier une année de plus pour acquérir une formation en relations humaines. Leurs patients ne sont pas des machines!» Exit donc «l’air bête du CHUS» et début d’une recherche exhaustive sur cette maladie qui touche 7 personnes sur 100 000. Luc Cousineau découvre que de nombreux malades défient les statistiques: «On peut vivre plus longtemps que cinq ans, assure-t-il. J’ai trouvé un guitariste australien qui vit avec la SLA depuis 20 ans et qui a pu rejouer de son instrument.» Comment a-t-il fait? Il a changé son mode de vie de façon radicale, exploré les médecines parallèles et tâche de vivre ses journées sans stress.
Luc Cousineau ne se nourrit plus que d’aliments biologiques, de nombreuses recherches indiquant que la SLA pourrait être causée par une longue exposition aux pesticides. En Europe, on l’appelle la «maladie des agriculteurs». De plus, sur les conseils de sa naturopathe, il a acheté un caisson hyperbare: une heure par jour, il s’enferme dans ce coffret de métal sous pression et respire de l’oxygène pur. Il en profite pour lire et méditer, dans un silence absolu. Il jure que ce traitement lui fait gagner du temps: «J’ai décidé de me battre, dit-il avec force. Je tire au poignet avec la SLA qui veut m’entraîner vers la mort. Mais moi, je vais vers la vie.»
Accroché à l’amour
L’annonce de la maladie de Luc Cousineau a créé une onde de choc dans son entourage et dans le milieu de la chanson. À 69 ans, le compositeur a la tête pleine de nouvelles mélodies, mais toute son énergie passe désormais à faire mentir les statistiques. Il est éberlué par les messages d’amour et de sympathie qui lui arrivent chaque jour: «Je ne croyais pas que je comptais autant pour le public, dit-il avec émotion. Je reçois des centaines de messages sur Facebook et par Internet; les gens me disent que mon disque leur fait du bien, qu’il s’en dégage une sérénité et un amour de la vie exceptionnels.» C’est vrai. Le disque Le gars, là respire la joie de vivre, l’amour et la liberté. Plusieurs chansons parlent de départ, ce qui leur donne maintenant un sens nouveau: Je pars en voyage / Je change de paysage / Je fais naufrage / Sur une île au large... (Faut c’qui faut ).
«C’est un hasard, précise le musicien. Des amis ont pensé que j’avais écrit mes chansons en guise de testament musical. Ce n’est pas le cas.» J’en ai reçu des coups du coup de l’âme jusqu’au coeur / J’ai plié les genoux, j’ai pleuré, j’ai eu peur / Je veux changer de voix, croire au ciel et en moi / Rejeter de la main le refrain quotidien… (Il n’est jamais trop tard).
«Dorénavant, dit-il, je m’accroche à l’amour. Ça peut sembler quétaine à certains, mais je suis persuadé que l’amour est la seule véritable raison de vivre. Je ne parle pas de la pitié ni de la compassion. L’amour des miens et du public m’incite à avoir des projets. Je cherche comment je pourrai avancer tout en étant un homme différent. Comme disait le Capitaine Bonhomme: “Les sceptiques seront confondus !” lance-t-il avant d’éclater de rire.»
Pour arriver à produire un disque aussi homogène que Le gars, là, Luc Cousineau s’est entouré de musiciens ultra compétents. Le guitariste Rogers Mann habille les chansons de couleurs rappelant Mark Knopfler du groupe Dire Straits. Luc Gilbert et Mario Tessier complètent le groupe, avec Guy Rhéaume à la réalisation. «J’ai demandé à Guy de ne pas me laisser divaguer dans des arrangements sans fin, explique Luc Cousineau. On a enregistré les chansons comme si je les chuchotais à l’oreille de quelqu’un, avec humilité et tendresse.»
Pour deux chansons, Luc a fait appel à sa complice des premiers jours, Lise Vachon, qui travaille maintenant à New York. «Je voulais une voix de femme, dit-il, et au lieu d’expliquer ma démarche artistique à une jeune choriste, j’ai téléphoné à Lise qui me connaît parfaitement. Elle a été touchée et a pris l’avion pour venir enregistrer sa voix. Il ne nous a fallu que quelques minutes pour retrouver notre harmonie, et je suis très heureux de ce que ça donne sur le disque.» Le résultat étonne et ravit. Les accents de folk urbain frôlent parfois le country, ce qui apporte au disque un ton chaleureux, intime et revigorant.
Une oeuvre riche
L’accueil enthousiaste du public à son nouveau disque a incité Luc Cousineau à revisiter son oeuvre. Il a réécouté toutes ses compositions et a redécouvert des bijoux oubliés depuis 40 ans. La musique des Alexandrins, bien sûr, avec toute son énergie et les espoirs de la jeunesse des années 1960, mais aussi les expérimentations instrumentales et les trésors enfouis. «Pour l’émission Le Sel de la semaine animée par Fernand Seguin, j’avais composé une chanson à propos du cinquième anniversaire de la mort de John Kennedy. C’est une chanson qui touche encore aujourd’hui, affirme-t-il. J’ai aussi retrouvé les chansons composées pour la pièce Double Jeu de Françoise Loranger et qui avait fait scandale, à l’époque, lorsque des gens sont montés sur scène pour égorger des oiseaux en guise de protestation contre la guerre au Vietnam. Il y a aussi La petite histoire du Québec de Léandre Bergeron, une oeuvre aussi percutante maintenant qu’à l’époque!»
Devant ce florilège, Luc Cousineau a décidé de rendre publique l’intégrale de ses compositions. Un coffret réunira bientôt les 17 disques de sa carrière, dont la plupart sont maintenant introuvables. Ce morceau d’anthologie sera sûrement perçu comme un témoignage fabuleux de l’évolution de la musique populaire au Québec. Le musicien songe à profiter de la parution de ce coffret pour créer une fondation afin de soutenir les proches aidants qui doivent assister les victimes de la SLA au quotidien. Plus la maladie avance, plus les personnes atteintes deviennent dépendantes de leurs proches pour se nourrir et effectuer les gestes les plus banals. «Les aidants s’épuisent souvent à la tâche, souligne Luc. Nous pourrions leur permettre de prendre un peu de répit.» Entretemps, l’auteur-compositeur poursuit ses recherches sur les solutions alternatives à la maladie de Lou Gehrig: «La médecine traditionnelle est impuissante actuellement, déplore-t-il, mais les chercheurs font un boulot fantastique. C’est d’eux que viendra la solution. Plusieurs médecins acceptent maintenant d’examiner les traitements alternatifs, les formes de médecine non conventionnelles, mais ils sont une minorité. Il faudra ouvrir les frontières de l’esprit afin qu’un jour on trouve une solution acceptable pour tous.»
Avec sa Louise, ses deux filles et ses petits-enfants, Luc Cousineau, entouré d’amis, mène le combat de sa vie. Il refuse d’envisager ce qui pourrait advenir plus tard: «Si je commence à penser à la mort, c’est fini, dit-il, j’aurai dit adieu à la vie. Je n’en suis pas là. Je vais me battre. Il me faut aller chercher des forces auprès de ceux qui m’aiment. Louise, mon épouse depuis 27 ans, est dotée d’une forte puissance morale, elle a toujours aimé la vie. Elle ne me laisse pas aller dans la faiblesse. On avance!»
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