Un article paru récemment dans le British Medical Journal faisait état des résultats d’une étude portant sur différentes applications numériques destinées au grand public pour l’évaluation et la gestion des problèmes de santé, comme Ada, Babylon et Symptomate. Cette évaluation visait à comparer les résultats obtenus avec 8 de ces applications santé et 7 médecins généralistes en termes d’étendue de la couverture des conditions cliniques, d’exactitude des diagnostics suggérés et de pertinence des conseils donnés. La conclusion générale de l’étude : bien qu’il y ait une assez grande variabilité dans le niveau de performance des applications testées et qu’aucune n’ait surpassé les résultats des médecins, certaines d’entre elles ont presque aussi bien performé que ces derniers.
Au rythme des progrès observés en matière d’intelligence artificielle (IA), il est possible d’entrevoir que, éventuellement, ces applications pourraient devenir à ce point performantes qu’elles représenteraient une option crédible pour répondre à différents besoins en matière de soins primaires. C’est ici que se pose la question de la compatibilité entre de telles applications et le cadre juridique relatif à l’exercice de la médecine et aux autres professions de la santé.
Les sociétés contemporaines ont régulièrement cherché à prévenir et à réprimer le «charlatanisme» dans le domaine de la santé, ce qui se traduit de nos jours par des lois visant à interdire l’exercice illégal de la médecine et des autres professions de la santé. Il ne s’agit pas en soi d’accorder un monopole aux professionnels en question, mais bien de protéger le public, en faisant en sorte que seules les personnes ayant la formation et les compétences requises puissent offrir à la population des services ayant des finalités diagnostiques ou thérapeutiques.
En tant qu’avocat et enseignant en droit et politiques de la santé à l’Université de Sherbrooke et professeure en droit de la santé et des technologies à l’Université de Montréal, nous nous intéressons à l’encadrement juridique de l’IA, ce qui nous conduit à nous poser cette question: ces applications, ou plus exactement, les entreprises qui les proposent, peuvent-elles être en situation d’exercice illégal de la médecine?
«Diagnostic» et «prescription de traitement» sur le plan juridique
Au Québec, suivant l’interprétation que les tribunaux font généralement de la Loi médicale, il est relativement facile de franchir la frontière de ce que constituent les activités réservées aux médecins.
Par exemple, voici comment l’activité réservée en matière de « diagnostic des maladies » a été définie dans une affaire judiciaire relative à l’exercice illégal de la médecine:
Un diagnostic est essentiellement une démarche consistant à identifier une maladie, une pathologie ou des troubles de la santé. Cette démarche consiste en l’examen de symptômes ou en l’examen par appareil ou méthode scientifique. Le diagnostic concerne aussi l’identification de la nature d’un dysfonctionnement ou d’une difficulté. Le diagnostic s’entend aussi de prévisions de malaises probables suivant l’état d’une personne.
À cette définition, on pourrait ajouter que, au Québec, l’évaluation de la condition physique et mentale d’une personne symptomatique correspond à une activité réservée aux infirmières, sans compter les diverses activités d’évaluation ou de diagnostic réservées à d’autres professionnels.
Quant à l’activité de prescription, qu’elle vise des médicaments, d’autres substances ou des traitements, elle doit être comprise selon la Cour d’appel du Québec comme étant une «recommandation thérapeutique», donc une recommandation visant à traiter une condition donnée. Même si aucune conclusion diagnostique n’est communiquée à la personne qui sollicite la consultation, les tribunaux tendent à considérer qu’un diagnostic a été réalisé du seul fait qu’au terme d’une consultation, un traitement est recommandé.
Application et exercice illégal de la médecine
Un examen sommaire du mode de fonctionnement de quelques applications de gestion des problèmes de santé destinées au grand public laisse entrevoir qu’elles reposent sur une combinaison plus ou moins variée des étapes suivantes:
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Avis à l’utilisateur à l’effet que l’application ne vise pas à remplacer la consultation auprès d’un professionnel de la santé ni à établir un «diagnostic médical»;
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Collecte de renseignements sur l’utilisateur: sexe, âge, antécédents, symptômes, etc.;
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Proposition de différentes hypothèses diagnostiques et de traitement ou conduites appropriées, avec généralement le conseil de consulter un médecin ou un autre professionnel de la santé.
S’agissant de la première étape, comme les tribunaux l’ont déjà signalé, le fait pour une personne qui n’est pas un professionnel autorisé de communiquer un avis sur les limites d’une consultation ayant une finalité diagnostique ou thérapeutique, en exigeant par exemple la signature d’une «décharge de responsabilité» ou en présentant une «autodéclaration» («self disclaimer»), n’est pas suffisant pour éviter un constat d’exercice illégal, non plus que le fait que des «impressions cliniques» soient principalement générées par un «appareil».
Quant à l’étape de la collecte de renseignements, elle ne correspondrait pas, en elle-même, à la réalisation d’un diagnostic. C’est toutefois lorsque, à partir de ces renseignements, des hypothèses diagnostiques et des recommandations thérapeutiques correspondantes sont proposées qu’un doute peut être soulevé sur le plan de la légalité. Suivant les définitions déjà évoquées, il est alors possible que la démarche puisse correspondre à la réalisation d’activités professionnelles réservées relatives au diagnostic ou à l’évaluation de problèmes de santé et à la prescription de traitement. Ce pourrait du moins être le cas au Québec, dès lors qu’on franchit la limite de la diffusion d’information à portée générale sur la santé et qu’on cherche plutôt à se prononcer sur la situation particulière d’une personne.
Par contraste, on remarque que dans la loi ontarienne (art. 27 par. 2), la définition de l’activité réservée en matière de diagnostic est plus circonscrite, puisqu’elle suppose «la communication à un particulier, ou à son représentant, d’un diagnostic attribuant ses symptômes à tels maladies ou troubles, lorsque les circonstances laissent raisonnablement prévoir que le particulier ou son représentant s’appuiera sur ce diagnostic».
Une telle définition poserait peut-être moins de difficultés dans le cas d’une application qui, suivant les circonstances de son utilisation et les avis qui l’accompagnent, n’est pas destinée à ce que l’utilisateur s’appuie uniquement sur les hypothèses qui en résultent pour prendre des décisions de traitement.
Juridiquement, la situation serait peut-être encore moins à risque en Alberta, alors que le diagnostic n’est pas identifié comme étant une activité réservée dans la loi applicable (art. 1.3).
Des règles à adapter ou à préciser
Les développements technologiques foisonnants des dernières années, notamment en matière d’IA, nous enseignent que ce qui nous paraît peu probable ou souhaitable un jour peut rapidement changer au sein d’une société et d’une profession.
Si les règles entourant l’exercice illégal se justifient uniquement par des impératifs de protection du public, il n’y a pas, a priori, de bonnes raisons pour que les entreprises du secteur technologique y échappent. Pour autant, il faut aussi être prêt à réévaluer la pertinence de ces mêmes règles si elles ne sont plus justifiées au regard de certaines réalités contemporaines.
On peut ainsi déjà anticiper que dans un futur proche, encore plus d’applications ou de services technologiques ayant des finalités diagnostiques et thérapeutiques seront rendus disponibles au grand public, avec des niveaux de performance qui, dans certains contextes, pourraient rivaliser avec ceux des professionnels de la santé. Il pourra alors devenir nécessaire d’adapter, ou à tout le moins de préciser, les règles applicables en matière d’exercice illégal des professions de la santé, lesquelles ont été conçues à une époque où les risques en cette matière découlaient exclusivement d’interactions humaines.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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