Son parcours est indissociable du Rideau Vert, dont elle est directrice artistique depuis 2004 et qui souffle cette année ses 75 bougies. Petit retour vers le passé.
Madame Filiatrault, on se parle à l’occasion de la parution du livre Théâtre du Rideau Vert: un premier rôle dans l’histoire, qui souligne son 75e anniversaire. Que représente-t-il pour vous?
Beaucoup de souvenirs! Je suis venue au monde artistiquement avec le Rideau Vert. J’ai 92 ans, et j’y ai fait mes débuts en 1957 dans la pièce Le complexe de Philémon, de Jean Bernard-Luc. Un petit rôle, mais mon premier au théâtre. À l’époque, le Rideau Vert n’avait pas de domicile fixe, et la pièce était jouée dans une salle à l’étage d’un restaurant, l’Anjou, rue Drummond. Je travaillais alors au Beu qui rit, un cabaret dirigé par Paul Berval. Quand j’avais fini mon numéro, je sautais dans un taxi, je me changeais dedans, et j’allais jouer ma scène au Rideau Vert. Puis je retournais au Beu qui rit pour un autre sketch, et je revenais à l’Anjou pour le salut final!
Le Rideau vert est né en 1948, en pleine Grande Noirceur. En quoi les fondatrices, Yvette Brind’Amour et Mercedes Palomino, sont-elles venues changer la donne?
Elles ont créé un théâtre populaire, c’est-à-dire pour tout le monde, de bon goût, avec pour objectif d’habituer les gens à venir au théâtre, à aimer le théâtre. Elles ont été persévérantes et elles ont réussi, puisque le Rideau Vert, le plus vieux théâtre français professionnel encore actif au Canada, est toujours là et les gens le fréquentent encore.
Le Rideau Vert a marqué l’histoire théâtrale au Québec en présentant Les belles-sœurs, en 1968. Plusieurs ignorent le rôle que vous avez joué en coulisses…
C’est gênant à dire, mais effectivement, c’est un peu grâce à moi si cette pièce a été montée. C’est Denise Proulx, qui était venue faire de la figuration dans Moi et l’autre, qui m’en a d’abord parlé. Elle disait que l’auteur était un génie, mais aucune actrice ne voulait jouer dedans parce que le texte était écrit en joual. C’était la mentalité de l’époque : au théâtre, on jouait comme çaaaa [elle prend l’accent français]. Mais dès la lecture, on le voyait, que c’était une grande œuvre. Elle me touchait énormément parce que j’ai été élevée dans ce même milieu. Ensuite, il y a eu une lecture publique, et j’ai envoyé André Montmorency sur place, qui a tout enregistré avec sa grosse machine. Après, avec Benoît Marleau, il est allé à Vaudreuil, où Yvette et Mercedes habitaient, leur faire écouter ça. Yvette m’a dit qu’elle ne la monterait pas si je ne jouais pas dedans, parce qu’elle avait besoin d’un nom pour que son théâtre fasse des sous et qu’elle puisse payer ses actrices. Et c’est comme ça que la pièce a été montée.
Et elle a été jouée 47 fois devant des salles combles cette année-là ! Quels souvenirs en gardez-vous ?
Il y avait des femmes qui pleuraient pendant mon monologue. Michel Tremblay me l’a écrit trois jours avant la première. Toutes les actrices en avaient un, mais pas mon personnage, Rose Ouimet, alors je lui en ai demandé un. Oh! que j’étais gênée de dire «maudit cul!» sur scène, vous ne pouvez pas imaginer! Je me demandais si j’allais en être capable! Et au fil des représentations, les gens en sont venus à attendre ce moment, ils se demandaient si c’était vrai que Denise Filiatrault disait «maudit cul!» C’est effrayant, on dirait qu’on parle d’une pièce qui a 150 ans, mais elle n’en a que 55! Il y avait des hommes qui sortaient de la salle parce qu’ils étaient choqués.
Vous dites que vous devez votre succès dans le rôle de Rose Ouimet à votre mère. Pourquoi?
Parce qu’elle m’a inspirée pour ce rôle. Ma mère était une femme extraordinaire, généreuse, peu instruite mais bienveillante. Elle faisait rire, elle avait toujours des histoires à raconter. Un cœur dix fois plus gros qu’elle. Elle me l’a d’ailleurs peut-être transmis, cet art de raconter.
C’est aussi pour le Rideau Vert que vous avez signé votre première mise en scène, Les Fridolinades, de Gratien Gélinas, en 1987.
Je les avais faites à Ottawa avant et Mme Palomino était venue voir et avait adoré. C’était tellement nous autres, une revue québécoise de l’année. Tout de suite, elle m’a embauchée pour la mettre en scène au Rideau Vert. Quand je suis arrivée comme directrice artistique, en 2004, ça a été une des premières choses que j’ai faites, ramener cette tradition des revues de fin d’année, car il y en avait déjà eu dans le passé au Rideau Vert.
Dès la petite école, vous orchestriez des spectacles et des processions de la Saint-Jean-Baptiste. Pourrait-on dire que vous êtes née pour faire de la mise en scène?
Probablement! Je ne savais pas à ce moment qu’on appelait ça de la mise en scène. Je mettais mes désirs à exécution, tout simplement ! Dans ma cour, rue Cartier, je sortais des beaux draps blancs du tiroir de ma mère pour en faire des rideaux que je traînais dans la cour. Inutile de vous dire qu’elle était de bonne humeur !
Qu’est-ce qu’un bon metteur en scène, selon vous?
D’abord, il faut aimer le théâtre, aimer ce qu’on monte, aimer les acteurs, aussi, les mettre en valeur. Et ça s’applique à tous les domaines, quand on fait quelque chose avec amour, tendresse et beaucoup de cœur, on se donne toutes les chances de réussir.
Quand vous êtes devenue directrice artistique du Rideau Vert, il était au bord du gouffre financier. Vous aviez 73 ans. Certains l’ont souligné. Considérez-vous avoir été victime d’âgisme?
Je ne crois pas que les commentaires avaient à voir avec mon âge, mais plutôt avec le fait que je venais du cabaret. Mais il fallait bien gagner sa vie. Et faire du cabaret, c’était très difficile, parce que le public y allait pour boire, surtout, et ça faisait qu’il n’était pas toujours attentif. Mon âge, on ne m’en parlait pas, peut-être que ça se discutait en mon absence. Mais oui, les finances du théâtre étaient plus que dans le rouge. Et Pierre-Karl Péladeau, qui était mon voisin et qui est un homme qui aime beaucoup le théâtre, est devenu un partenaire financier par l’entremise de Québecor et ça nous a aidés à remonter la pente. Ça et l’arrivée de Céline Marcotte comme directrice générale.
Qu’est-ce qui dicte vos choix comme directrice artistique?
D’abord, en lisant une pièce, je vois si elle est faite pour le Rideau Vert ou pour un autre théâtre. À moins que ce soit un classique qu’on connaît par cœur, car on ne se demande pas si un Molière est bon ou pas. Et il faut quand même en présenter, pour éduquer un certain public sur ces classiques. Sinon, une pièce doit me faire ressentir des émotions, évidemment. Une pièce comique, un boulevard, comme on disait à l’époque, doit aussi en susciter. On doit sourire à tout le moins, la trouver amusante.
Justement, la saison 2023-2024 s’est ouverte avec la pièce Un reel ben beau ben triste, de Jeanne-Mance Delisle. En quoi vous parlait-elle?
C’est surtout le metteur en scène qui me parle, ici: Marc Béland. Il va me faire quelque chose de fort intéressant. Ça n’a pas été un triomphe à sa sortie, il y a 40 ans. J’avais aussi envie de monter une pièce québécoise, et beaucoup de Québécois ne l’ont pas vue. Alors, ils se feront une idée après, mais ils vont au moins la connaître. Je poursuis donc la mission du Rideau Vert de faire connaître le théâtre d’ici.
À 92 ans, vous avez dépassé Mercedes Palomino, qui s’est rendue chaque jour au bureau jusqu’à 91 ans. Diane Dufresne a déjà dit que la vraie révolution, c’était de durer. En ce sens, vous êtes une révolutionnaire…
Mon dieu, c’est gentil, ça me touche beaucoup! En tout cas, j’aime ce que je fais, ça se voit et ça se sent, je pense.
Quand vous regardez derrière, avez-vous des regrets?
Peut-être d’avoir fait durer trop longtemps certains engagements, ou d’avoir cru en des personnes qui ne connaissaient ni n’aimaient leur affaire et n’étaient là que pour l’argent. Les gens disent que j’ai mauvais caractère, qu’il est difficile de travailler avec moi. Je regrette de ne pas l’avoir eu avant, ce mauvais caractère! C’est peut-être la vie qui me l’a formé. Au moins, avec moi, on a toujours l’heure juste. Mais je n’ai jamais été méchante ni voulu l’être. Peut-être que j’ai été brusque sans m’en rendre compte. À un moment donné, j’ai compris, et je me suis calmée.
Vous reste-t-il des rêves à réaliser?
À mon âge, non. J’avais le projet de monter Carmen en situant l’histoire dans un cabaret montréalais des années 40. J’ai commencé à l’écrire, mais je suis rendue trop fatiguée. J’en ai été malade longtemps, je l’aime, ma Carmen. Je regrette de ne pas y avoir pensé avant, mais je n’avais peut-être pas le talent pour le faire plus jeune, ça me prenait du vécu. Mais là, je vis trop longtemps et je manque d’énergie pour le monter!
Plus on avance en âge, plus on voit des amis nous quitter. Croyez-vous que la mort est une fin, ou qu’il y a un Café des artistes disparus quelque part là-haut?
Pour moi, c’est une fin. Quand je pense que je ne reverrai plus mes filles et mon petit-fils Mathieu, c’est épouvantable. Ils sont ma plus grande richesse. J’aime autant mieux ne pas parler de la mort à mon âge, parce que j’en approche trop.
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