À 1 h 14, dans la nuit du 6 juillet 2013, un train fou de 72 wagons désuets et remplis de pétrole déraille en plein centre-ville de Lac-Mégantic. Images d’enfer: des boules de feu géantes enveloppent la ville, des coulées de combustible enflammé se répandent dans les rues, 47 personnes meurent brûlées vives.
Dans les heures qui suivent, le Québec consterné découvre que, dans ce chaos meurtrier, un petit bout de femme organise les opérations de survie. Elle s’appelle Colette Roy-Laroche, elle est mairesse de Lac-Mégantic. Force, calme et dignité marquent chacune de ses apparitions à la télévision.
L’entrevue se déroule deux mois après la tragédie. Sous un ciel gris, l’ancien centre-ville, devenu un champ de ruines, pue le mazout. Aux limites de ce ground zero, un salon funéraire accueille les parents et amis d’une victime dont le coroner a enfin remis les restes. Tout près, une église est devenue le centre de recueillement des Méganticois. Le feu s’est arrêté en bas du parvis, allez savoir pourquoi…
Colette Roy-Laroche me reçoit entre une réunion de planification et la présentation de la coupe Stanley aux sportifs de la ville, un geste amical comme plusieurs autres et qui vise à remonter le moral des gens. Il y a tout le centre-ville commercial à reconstruire aux limites de Lac-Mégantic, des commerces à rebâtir, des maisons aussi et tout un réseau d’infrastructures. Ce casse-tête tient la mairesse occupée quinze heures par jour, mais elle est là, assise avec moi, souriante. «Je tiens à me rendre disponible pour les médias, me dit-elle d’emblée. Je trouve important de les remercier de tout ce qu’ils font pour nous depuis la tragédie. Et puis je suis abonnée à votre magazine que j’aime beaucoup…»
Lac-Mégantic: une scène de guerre
Rien ne nous prépare à vivre une tragédie de l’ampleur de celle qui a frappé Lac-Mégantic cette nuit-là. Colette Roy-Laroche dormait à poings fermés lorsqu’elle a reçu un coup de fil d’un collègue. «Le train a déraillé, le centre-ville est en feu!» La mairesse sait alors que son univers vient de basculer. «Le train fait partie de notre vie, explique-telle. Chaque midi, chaque soir, on peste parce que les wagons coupent la ville en deux à un rythme désespérément lent. Nous avions un plan d’urgence, bien sûr, mais nous nous disions que ça n’arriverait jamais chez nous. En approchant du centre-ville, le train ralentissait tellement qu’un déraillement était improbable et que, de toute façon, il ne pourrait pas faire de gros dégâts.» Hélas, le «train maudit» est parti de Nantes, le village voisin: sans conducteur et sans freins, il a dévalé la grosse pente et pris de la vitesse jusqu’à la courbe du centre-ville, près du Musi-Café, un bar-terrasse où des dizaines de jeunes célébraient la belle nuit de juillet.
La mairesse doit surmonter son chagrin: son cousin et sa cousine sont disparus dans les flammes, de même que des amis de ses trois grands enfants. Dans les heures qui suivent, elle dirige les opérations d’évacuation et d’hébergement des sinistrés. Et il faut coordonner les recherches de survivants. Pendant ce temps, le service des urgences de l’hôpital reste désespérément vide : pas de blessés, que des morts. Et la télévision qui arrive, qui veut tout voir, tout montrer, tout comprendre.
La mairesse est de chaque point de presse. «Il fallait faire tellement vite, dit-elle, que je ne pouvais pas réfléchir longtemps à ce que j’allais dire. Avec mes collaborateurs, je définissais les grandes lignes du message à livrer, puis je parlais avec mon coeur. Je pense que les gens ont vu ma spontanéité, mon authenticité. Je n’ai pas de message politique à faire passer, et je pense que c’est ce qui a marqué les gens.»
La force de Colette Roy-Laroche
Colette Roy-Laroche est l’aînée d’une famille de six enfants. Elle a grandi dans la grosse ferme de ses parents à Sainte- Cécile-de-Whitton, pas très loin de Lac- Mégantic (que les gens de la place appellent tout simplement Mégantic). Dans le Québec rural des années 1940, l’aînée doit vite se mettre à la tâche pour prendre soin de ses petits frères et soeurs. «J’ai dû très tôt devenir la plus raisonnable, se souvient-elle en riant. Maman était une femme très organisée et son foyer était toujours propre. Elle s’occupait de l’étable et de la maison, alors que papa était très engagé socialement à l’Union des producteurs agricoles et à celle des producteurs laitiers. J’ai eu assez jeune le sens des responsabilités. J’ai été marquée par les valeurs familiales de l’époque, dont celle qui veut que, pour réussir dans la vie, il faut travailler.»
Elle apprend également que, dans l’adversité, il faut relever ses manches. «Mon père a perdu un jour la moitié de son troupeau de vaches à cause d’une maladie qui les affectait. Il s’est attelé à la tâche de reconstruire son cheptel et a finalement réussi. Mes parents m’ont dit que ce genre d’épreuve nous apprend à ne pas nous écraser: une fois le choc passé, malgré le découragement, on regarde vers l’avenir. La vie est devant soi et il faut se concentrer sur les voies possibles qui s’offrent à nous.»
En 1961, Colette devient enseignante, un métier qui la passionne. «J’étais une institutrice exigeante sur le plan de la discipline, se souvient-elle, mais j’étais très à l’écoute des élèves qui éprouvaient des difficultés d’apprentissage. Je leur disais qu’il faut d’abord réussir de petites choses avant d’en accomplir des plus importantes. J’y allais par étapes, sans les décourager. Connaître la psychologie des jeunes m’a aidée plus tard à mieux comprendre celle des adultes. Tout le monde veut réussir dans la vie, mais il faut apprendre comment.»
Quelques années plus tard, la maîtresse d’école commence à gravir les échelons qui feront d’elle la directrice des services éducatifs de toute la région de Mégantic. Elle supervise la fusion des commissions scolaires de Coaticook, East-Angus et Lac- Mégantic, avant de prendre une retraite bien méritée après 35 ans de service. «Quand j’ai décidé de faire carrière en 1968, j’étais un oiseau rare, raconte-telle. C’était le début du passage des femmes de la maison au monde du travail. Nous n’avions pas les belles conditions de travail et les congés de maternité d’aujourd’hui. C’était assez difficile de concilier la carrière et la vie de famille.»
Mariée une première fois, Colette apprend six mois plus tard que son mari est atteint d’un cancer mortel. Enceinte de sa fille, elle doit faire face à ce premier grand deuil: «Il a fallu vivre malgré le chagrin, dit-elle. Je voulais que ma fille grandisse normalement et qu’elle ait un bel avenir. J’ai travaillé fort!» Elle se remariera plus tard avec son époux actuel, avec qui elle aura deux enfants.
«Vous savez, poursuit-elle, les femmes du Québec sont fortes depuis des générations, et c’est à cause de notre histoire. Au début de la colonie, et jusqu’au milieu du XXe siècle, les femmes élevaient leurs familles toutes seules; les papas quittaient la maison à l’automne pour passer l’hiver dans des camps de bûcherons. C’était elles qui prenaient soin de la maison, des enfants et des animaux de ferme. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les hommes sont partis au front et les femmes se sont encore retrouvées seules à élever et nourrir les enfants, à coudre les vêtements et travailler au jardin.» Il ne restait plus beaucoup de temps pour les crises de nerfs.
Garder sa dignité
Certains éditorialistes se sont demandé publiquement pourquoi la mairesse de Lac-Mégantic n’a jamais montré de colère envers les criminels responsables de la destruction de sa ville, surtout lorsque le dirigeant américain de la MMA, propriétaire du train, est venu plusieurs jours après la catastrophe déclarer que l’entreprise n’aurait pas les moyens financiers de reconstruire la ville. Certains se demandent aussi pourquoi le gouvernement fédéral a semblé plus rapide à sauver le Stampede de Calgary des inondations qu’à indemniser les Méganticois.
Je pose la question à Colette Roy- Laroche. La mairesse me regarde dans les yeux et réfléchit de longues secondes avant de répondre. «En privé, oui, j’ai parfois envie de mordre. Mais je ne le ferai jamais en public. Bien sûr, je pourrais m’emporter, dénoncer les coupables, crier mon indignation, mais cela nous avancerait à quoi? Mon expérience m’a appris qu’il faut garder son calme quelles que soient les difficultés et les embûches, qu’il faut rester respectueux des autres qui peuvent réagir différemment. On est plus gagnant à voir la vie de façon positive, à tirer des leçons de ce qui nous arrive. Il faut investir dans le renouveau, pas s’accrocher au passé. Vous savez, 600 personnes ont perdu leur emploi dans cette catastrophe. C’est le dixième de la population. Il faut tout reconstruire, alors il faut se montrer positif, aider ceux qui ont besoin d’être réconfortés. Je ne peux pas me permettre de paraître désorganisée et en état de panique.»
«J’espère aussi que les médias ne vont pas nous oublier dans les mois qui viennent. Car il se pose de grandes questions environnementales. Pourra-t-on seulement décontaminer un jour les deux kilomètres carrés de notre ancien centre-ville? Allons-nous reconstruire sur les lieux ou faire un parc commémoratif?… Tout ça est à résoudre.»
Mme Roy-Laroche me parle ensuite fièrement des élus du gouvernement du Québec. «Ils nous soutiennent de façon formidable. Québec nous a envoyé des fonctionnaires pour nous aider à y voir clair, des sous-ministres et des ministres passent beaucoup de temps ici. Nous nous sentons appuyés et ça fait chaud au coeur.»
Le retour du train
Il faudra aussi bientôt décider si le train reviendra à Lac-Mégantic. Plusieurs entreprises locales dépendent du transport ferroviaire pour leur survie. L’approvisionnement en bois qui se faisait par train s’effectue aujourd’hui par camion, ce qui entraîne des coûts prohibitifs. Au-delà de 100 camions de plus qu’auparavant traversent Lac-Mégantic chaque semaine, entraînant leur lot de pollution. «C’est sûr que le coeur va nous serrer quand on va voir revenir le train, affirme la mairesse, mais la survie économique est à ce prix. Ce n’est cependant pas demain la veille qu’on verra passer des wagons-citernes. Nous ne sommes pas prêts pour ça.»
Une partie de la routine a repris dans la ville. Les enfants sont retournés à l’école, on joue à nouveau au bowling au Centre sportif, les motoneiges vont bientôt sillonner les sentiers balisés, et il reste toute la magnifique région de forêts et de lacs à redécouvrir. Les touristes ont entendu l’appel de Colette Roy-Laroche et viennent nombreux à Lac-Mégantic où il y a d’excellents restaurants. Si plusieurs Québécois se découragent en regardant des maires pourris à la Commission Charbonneau, d’autres se disent qu’il existe des perles au Québec, comme la Femme de l’année de Bel Âge magazine. «C’est un honneur que j’accepte au nom de tous les Méganticois, déclare Colette Roy- Laroche. C’est ma façon de remercier tous les Québécois qui nous ont démontré tant d’amour et de solidarité. Nous savons que nous ne sommes pas seuls, je vous en remercie!»
Mme Roy-Laroche sera mairesse de sa ville pour encore deux ans, puisque les élections municipales y ont été remises à cause des événements. Une virée en politique provinciale après ça? «Jamais de la vie ! m’assure-t-elle en riant. Lorsque mon mandat sera terminé, je vais consacrer tout mon temps à dorloter mes quatre petits-enfants.»
Une dernière question: les gens de Lac-Mégantic sont-ils tous aussi fins que vous? «Oui, et encore plus!»
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